La Malédiction de la Méduse
l’expédition et il a échoué. S’il a rapporté des denrées, des effets et du matériel scientifique à Saint-Louis, les 10 000 francs or n’ont pu être récupérés au fond de la frégate en trop mauvais état dans le gros temps. « J’ai moi-même plongé et me suis convaincu qu’il est impossible de sauver l’argent », a écrit Reynaud dans son rapport. Schmaltz va devoir en informer son ministre incessamment. Perdre à la fois une frégate et l’argent du roi, on connaît plus réjouissant.
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Mais plus grave aussi. C’est du moins ce que l’épouse du gouverneur pense de son propre sort. Reine Schmaltz n’a ni le temps ni l’énergie de plaindre son mari. Elle a trop à faire avec ses céphalées, cette maison où elle n’est pas chez elle, et ce climat malsain qui lui donne un teint de poire blette. Ici, elle « dépérit », répète-t-elle. Sa femme de chambre acquiesce. Sophie Diebo songe moins à son mari qui est au Cap-Vert qu’au docteur Savigny. Près d’un mois et demi qu’il est reparti. Est-il à Brest ou déjà à Paris ? Est-ce un nouveau péché mortel de penser si souvent à lui ?
À tout hasard, elle ira ce soir se confesser chez le curé blanc, le gouverneur le connaît, il s’appelle l’abbé Charbonnier.
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Deborah Wolseley pense, elle aussi, à la France, et plus précisément à Monsieur de Vénoncourt. Le capitaine de frégate qui ne va pas tarder à en aborder les côtes aux commandes du bateau qui ramène aussi le docteur Savigny. Elle aurait pu accompagner son officier, elle a choisi de le regarder partir. Elle le regrette. Le ciel était clair quand pour la dernière fois il l’a saluée. Elle a eu le temps de mesurer son erreur, la goélette est restée visible plusieurs heures avant de disparaître de l’horizon. Deborah pensait aller aux devants des tracas si elle quittait ainsi son mari. Elle est restée et c’est l’ennui qui, comme avant, a réinvesti sa vie.
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Museux est au Cap-Vert et il ne s’ennuie plus. Il a obtenu de quitter l’humidité de l’Hospital pour celle du camp. D’abord affecté à la garde des vivres en raison de son gabarit dissuasif pour les voleurs, le natif de Lamotte-Beuvron a excipé de compétences en matière d’agriculture qui n’ont pas échappé aux botanistes de l’expédition. Il a été réquisitionné par l’équipe des agronomes dont les membres apprécient l’efficacité avec laquelle le gros caporal sait mener les indigènes pour labourer la terre et creuser le sillon. Il a, pour sa part, ensemencé seul une petite parcelle à l’aide d’un sac de graines de betteraves blanches de Silésie qu’il a trouvé et en lequel il fonde de grands espoirs ainsi formulés : « Comme dans euce’ te terre tout pousse, ça va bin finir par donner ! » Dans sa poche, il a la montre-gousset que lui a donnée « l’gars Savigny » avant de partir : « Je n’ai pas grand-chose à t’offrir mais si je te donne la montre de mon père c’est que je n’oublierai jamais que tu as toujours été là à temps. Elle a pris l’eau, mais elle est en or, tu feras comme tu l’entends, tu la gardes ou tu la vends…»
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Corréard, lui, cultive ses relations. Il est toujours à l’hôpital. L’humidité le mine, les moustiques l’attaquent mais il va mieux. Et s’il ne mâche pas ses mots à l’égard des autorités, il s’active beaucoup à faire valoir ses droits de rescapé. Il a ainsi obtenu successivement, outre le lit de Savigny, des effets qui lui permettent de se vêtir correctement, des repas dignes de ce nom, du vin plutôt que de l’eau saumâtre et l’assurance d’être prochainement rapatrié dans de bonnes conditions à bord de La Loire. En attendant, il n’a pas son pareil pour morigéner dès le réveil « ce criminel arrogant et vineux de Chaumareys ! ». Et s’insurge à grandes tirades sans le moindre respect du sommeil de ses camarades : « Qu’on ait l’indécence et la folie de laisser ce sot, plus mortel que la fièvre putride, continuer à donner des ordres aux gens de l’expédition du Cap-Vert ! »
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Au Cap-Vert, justement, Hugues de Chaumareys n’entend pas ces attaques mais, s’il écoutait, il pourrait noter que les hommes qu’il est censé commander tiennent à son encontre des propos guère mieux intentionnés. Il voit bien que la discipline du corps expéditionnaire est relâchée. Mais dans l’appentis plein de moisissure où sont établis ses
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