La Malédiction de la Méduse
serait facilement envisageable de mettre ce comportement offensif sur le compte des accès de démence dont plusieurs ont souffert. Deux d’entre eux doivent être maintenus dans leur lit par des sangles, et tous ont le regard plus ou moins inquiétant. Ne faut-il pas d’ailleurs avoir perdu le sens commun pour s’entretuer comme ils l’ont fait sur le radeau ? Ne faut-il pas être atteint de grande folie pour se nourrir de cadavre humain ? Ne faut-il pas être exalté pour accuser ses supérieurs d’abandon alors qu’on s’est soi-même laissé aller aux pires extrémités ?
Les effets conjugués du lyrisme de Schmaltz et de la bouteille de sherry que Chaumareys a vidée en compagnie d’un officier anglais avant de venir, mettent le vieux commandant de La Méduse dans cet état de semi-euphorie affectueuse et satisfaite. Il est passé de la crainte de ces naufragés vindicatifs et excités à une baveuse compassion pour ces hommes qui ont perdu la tête alors que lui estime ne pas avoir perdu la face.
L’un des alités a vomi sur sa couverture. Il a le front couvert de sueur et des débris alimentaires dans la barbe. La pestilence est palpable et difficile à supporter. Le rescapé, qui n’a pas l’air très âgé, essaye de parler mais seul son œsophage s’exprime. Un infirmier sénégalais en tablier essuie la bouche du malade avec un linge humide. Schmaltz ne sait pas mettre l’un des noms de sa liste sur le visage ravagé de celui dont le corps est secoué de spasmes. Du coin de l’œil, il observe Reine, son épouse qui détourne la tête et en profite pour donner discrètement le signal de la fin de la visite. En ce 19 juillet 1816, il a beaucoup à faire.
*
Les persiennes ont beau être tirées et les fenêtres ouvertes pour ménager un courant d’air, la température est très lourde dans la grande chambre que le négociant Durocroit a attribuée à Schmaltz pour en faire son bureau. Le principal négoce de Durocroit est le même que celui de son concurrent et ami Mortain : la traite. Mais il s’occupe aussi de gomme. Et veille surtout, depuis plus de dix jours, au confort du futur gouverneur auquel il a ouvert sa maison, mais aussi son coffre-fort en attendant que l’argent resté sur l’épave de La Méduse soit récupéré. Chez les Durocroit, on répète de père en fils que dans les affaires, quand on veut durer, on se fait rarement de tort en aidant l’autorité.
Cependant Schmaltz, ce matin, n’a pas besoin d’aide. En lettres anglaises et d’une plume soignée, il rédige à l’intention du ministre de la Marine son rapport sur le « naufrage de la frégate de S.M. La Méduse ». Demain il devra aussi rédiger pour la division des colonies, le décompte des rescapés : « À l’époque du 21 juillet 1816. » Le gouverneur met à sa prose le même soin qu’à sa glose car, là aussi, il sait que l’affaire pourrait lui valoir quelques ennuis.
Pas question de beaux discours. Au contraire, l’économie des mots doit pallier la magie du verbe. Il s’agit d’évoquer la catastrophe sans tomber dans le catastrophisme. L’administrateur du Sénégal et dépendances sait que, pour faire le moins de vagues possible au ministère, il lui faut être ni trop court, ni trop clair. Exposer l’anodin, avec force détails et éluder les faits graves d’une formule lapidaire coincée entre deux banalités. Schmaltz estime que jusque-là il ne s’est pas trop mal débrouillé dans la pratique de l’art dilatoire. La lettre presque terminée est là devant lui, sur le grand bureau d’acacia marqueté dont le maroquin desséché se décolle dans les coins. Schmaltz la relit et, à voir son visage, il n’est pas mécontent de ce qu’il a écrit. L’accident tient sur trois lignes : « Le 2 juillet à 3 heures et demie de l’après-midi la frégate de Sa Majesté La Méduse a touché le banc d’Arguin par 19° 55’ de latitude nord et 19° 24’ de longitude ouest. » Un rapport circonstancié sans un mot sur les circonstances !
Quant au radeau, Schmaltz s’en tient à rappeler que « la frégate était crevée et hors d’état d’être remise à flot » et que « la mer grossissait à chaque moment davantage ». Il ne peut faire plus concis : « En conséquence on distribua l’équipage, les troupes et les passagers, partie sur un radeau construit à cet effet et le reste dans six embarcations destinées à le remorquer. » Reste à expliquer
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