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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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ce qui s’est passé quand « lorsque vers 11 heures, la remorque du radeau cassa ». Et surtout juste après. Là, Schmaltz a peiné sur la formule mais, à la relecture, il la trouve imparable : « En s’en rapprochant pour la reprendre, on s’exposait à ce que les malheureux qu’il portait se jetassent en foule dans les embarcations déjà surchargées et qui auraient été inévitablement submergées sans pouvoir contribuer au salut des hommes qu’on aurait été tenté de secourir. » Il en est arrêté à cette ligne et cela fait plus de trois quarts d’heure qu’il cale sur la conclusion. Il triture sa plume dans l’encrier, il rature une autre feuille, se lance dans des justifications qu’il sent bien trop sentencieuses sur le vent, les courants, le jusant… Il voudrait ciseler une formule sans appel pour justifier l’abandon du radeau. Quelque chose qui allie le « choix douloureux mais nécessaire » et « le malheur des uns pour le bonheur des autres » ou « l’intérêt général et l’intérêt particulier »… L’idée est là, mais la phrase ne vient pas. Et puis soudain sa bouche aux lèvres pincées s’anime d’un infime rictus de satisfaction. Il a trouvé. Sans même avoir à répéter le mot radeau, il écrit : « On se vit donc dans la nécessité de l’abandonner pour éviter une perte générale. » Un coup de buvard, c’est sec !
    Le plus dur est rédigé. La suite vient au fil de la plume et les chiffres une page plus loin. Ceux du radeau en dernier : « Quinze hommes qui ont été trouvés existant encore sur les cent quarante-sept malheureux placés sur le radeau qui ont été ramenés hier par Monsieur de Parnajon dont j’ai l’honneur d’adresser le rapport affligeant à votre Excellence…» Pas question d’évoquer directement ces affaires de chair humaine ! Parnajon fait cela très bien. Schmaltz, en y pensant, salue en tête de la page suivante, le « zèle » du commandant de L’Argus. Tant qu’il est dans les compliments, il va même jusqu’à vanter sur sa lancée, la qualité des « efforts de Monsieur de Chaumareys » pour le seconder. D’une plume désormais alerte, il évoque en quelques pages ses difficultés avec Brereton pour la remise des établissements d’Afrique et l’installation provisoire des hommes valides au Cap-Vert. Il s’accorde une gorgée de limonade tiède avant les formules d’usage : « J’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect, Monseigneur, de Votre Excellence le très humble et très obéissant serviteur. » Et de la même écriture régulière et penchée, le commandant du Sénégal et dépendances signe « Julien Schmaltz » en songeant qu’il lui faudra montrer sa lettre à Chaumareys. Le commandant de La Méduse doit aussi envoyer un rapport et il vaudrait mieux qu’il ne donne pas des événements un récit trop différent du sien, ou trop exalté par le vin blanc. Mais il a le temps. La lettre sera acheminée par le premier bateau pour la France et il faudra attendre plus d’une semaine avant qu’il ne puisse prendre la mer. C’est L’ Écho qui appareillera pour Brest, mais depuis le 14 juillet, il est parti pour le Cap-Vert.
    Malgré l’épaisse moiteur de l’air et la pesanteur de ses contrariétés, Julien Désiré Schmaltz se sent bien. Soulagé. Comme si l’achèvement de son rapport avait eu sur lui des vertus apaisantes. Comme s’il avait trouvé la réponse aux troubles questions de ses insomnies. De ces heures d’introspection poisseuses qui le ramènent toujours au radeau qui s’éloigne. Qui le forcent à se raccrocher à son bon droit, à s’abriter derrière son devoir, à se persuader qu’il n’a rien à se reprocher… À finir par se demander si c’est vraiment le cas.
    Il ne se pose plus la question, il y a répondu noir sur blanc. Et si les quinze revenants de ce cauchemar la lui posent, il leur fera la même réponse : la « nécessité » et le souci « d’éviter une perte générale ». Deux arguments qu’ils devraient être à même de comprendre. Et trouver recevables, puisque ce sont aussi ceux qui les ont conduits à manger la chair de leurs semblables.

CHAPITRE XXVIII
    Les grosses gouttes de pluie tiède cognent sur les feuilles en semi-putréfaction du bananier que j’entrevois de mon grabat. Ces averses ne rafraîchissent guère l’atmosphère, elles l’alourdissent du poids de leur insane humidité. Huit jours déjà

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