La Malédiction de la Méduse
quartiers, il a des préoccupations plus sérieuses que de mesurer son autorité. Ce que pense de lui cette armée de loqueteux mal embouchés importe peu au neveu de l’amiral d’Orvilliers. Ce qu’il redoute c’est d’être atteint par une de ces fièvres tropicales qui ont déjà conduit plusieurs hommes au fond d’un trou creusé dans la boue avec un peu de chaux vive en guise de cercueil et, pour toutes funérailles, une croix de bois mal équarrie et trois mots d’oraison sous la pluie. Chaumareys craint comme la peste bubonique cette saloperie de dysenterie des tropiques. Afin d’éviter d’être contaminé, il s’efforce de croiser le moins possible les gens du camp. Il reste retranché dans son gourbi et, pour tuer les miasmes et le temps, il boit. Du vin de Madère au goulot, du sherry anglais, et même depuis quelques jours, du vin de palme que des nègres lui ont donné. Le goût en est infect, mais il se dit que, si les indigènes ne tombent pas malades de la dysenterie et de la fièvre putride, c’est peut-être parce qu’ils boivent cette mixture, alors il en boit. Très vite. Avec une grimace et les yeux fermés. Qu’importe, voilà bien des années qu’il ne boit plus par goût, mais seulement pour l’état que l’alcool lui procure. Un état qui le laisse dans une expectative angoissée. Est-ce le vin de palme ou la fièvre que ce breuvage est supposé prévenir ? Une fois de plus, il est secoué par des spasmes.
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À plus d’un mois de navigation de la presqu’île du Cap-Vert, au milieu de la rade de Brest, Vénoncourt, à qui, au cours du trajet, il est arrivé plusieurs fois de penser avec nostalgie à Deborah Wolseley, n’est ni malade, ni en état d’ébriété. Un petit homme aux yeux clairs, pilote du port de Brest, l’informe que son vaisseau est mis en quarantaine. C’est la règle, Vénoncourt la connaît. Il vient d’Afrique et les hommes de sa goélette peuvent en rapporter une épidémie. Toutefois la situation est exceptionnelle. Personne n’a de fièvre à bord, plusieurs médecins qui ont effectué la traversée peuvent en attester, mais surtout, le capitaine de L’Écho est porteur de nouvelles graves et ramène des passagers qui reviennent de loin. Il fait savoir au pilotin qu’il doit d’urgence entrer en contact avec les autorités portuaires afin que Monsieur Dubouchage, ministre de la Marine du roi, en soit au plus tôt informé.
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Édouard Guinchard est depuis peu employé aux écritures du ministère de la Marine. Sans doute est-ce pour cela qu’à 7 heures du soir ce jour-là, il est encore dans les murs. En prenant connaissance du message qui vient d’arriver par le télégraphe, il ne regrette pas d’être resté. Avant d’aller porter le pli au secrétaire du conseiller de permanence, il s’empresse de recopier une version à la mine de plomb au dos d’une enveloppe usagée. La nouvelle est susceptible de lui faire gagner dans les 3 à 4 francs, ce que sa mère met parfois deux jours à engranger en vendant du mouron du côté de La Chapelle.
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René Galouzin n’achète pas de mouron, il glane des nouvelles et publie des échos au Journal des Débats. Le gamin du ministère est venu trop tard et l’actualité politique est chargée. Du coup, son télégramme ne vaut pas plus d’une « brève ». Galouzin n’a donné qu’un franc cinquante au morveux. Mais il lui a demandé de rester aux aguets pour la suite, en lui promettant un complément le cas échéant. On ne sait jamais, son histoire de bateau peut faire du bruit. Elle sera en tout cas dans l’édition du 8. Tout est déjà écrit, Galouzin se relit : « La frégate de S.M. La Méduse s’est perdue le 2 juillet à 3 heures du soir, par beau temps sur le banc d’Arguin, à vingt lieues du cap Blanc. Six chaloupes et canots de La Méduse ont sauvé une grande part de son équipage et de ses passagers. De cent cinquante hommes qui comptaient se sauver sur un radeau, il en a péri cent trente-cinq. »
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S.M. Louis XVIII n’est pas encore au courant de la perte de son vaisseau, mais ce 5 septembre, il a eu d’autres soucis. Sur les conseils du petit Decazes, son jeune ministre de la Police, qu’il appelle petit par affection car l’homme est plutôt grand de taille, le vieux roi a, tout à l’heure, dissous la Chambre. Il commençait à la trouver plus royaliste que lui-même, cette fameuse Chambre introuvable. Si introuvable qu’il en cherche une autre.
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