La Malédiction de la Méduse
moins d’une heure la visite du chirurgien-major Follet, de qui je dépends, et je l’attends. Follet est déjà dans les murs. Il s’entretient avec son homologue anglais, le surgeon Barth. Ils entrent. Barth lui montre du doigt mon lit et Follet s’avance seul. La présence de cet homme ventripotent dans cette salle où nous sommes tous d’une grande maigreur ne passe pas inaperçue, mais personne n’émet de commentaire. Follet souffle et sue, cependant c’est avec un sourire engageant qu’il me salue : « Alors, mon jeune confrère, on dirait qu’on se requinque vite. Tenez, des dames de Saint-Louis m’ont donné ça pour vous », dit-il en me tendant du biscuit et ce qui ressemble à un pot de confiture. « Enfin, je ne suis pas venu pour vous porter des sucreries mais pour vous annoncer une nouvelle d’importance : vous êtes rapatrié, mon vieux ! Et moi aussi d’ailleurs. Nous serons quarante-cinq de La Méduse , à embarquer pour la France à bord de L’Écho sous les ordres du capitaine de Vénoncourt. La corvette lèvera l’ancre après-demain 29 juillet, il vous reste deux jours à tirer ! On vous apportera de quoi vous vêtir, le gouverneur y a veillé. Une voiture viendra vous chercher le matin du départ. Maintenant je vous laisse, j’ai à faire avant d’embarquer, et à bord nous aurons tout le temps de converser. À cette saison, Vénoncourt me l’a dit, de Saint-Louis à Brest, c’est au minimum un mois de traversée. » Il me tend une main ferme mais moite et repart de son pas lourd et lent en haletant. Avec ma confiture et mon biscuit posés sur mon lit, je ne sais que dire ni penser. Corréard et Museux, auxquels aucun mot de Follet n’a échappé, le font à ma place. « Ne t’en fais pas pour moi, Savigny, dès que tu seras parti, je prendrai ton lit. Allez, fêtons ça », lance Corréard d’un ton rigolard. « Moi, je ne suis pas encore assez robuste pour refaire la traversée, j’attendrai la prochaine fournée… C’est l’affaire de deux mois, pas plus. De toute façon, il paraît que, dès qu’on sera sur pied, tous ceux du radeau, on est bons pour rentrer…»
La bonne grosse tête de Museux prend son air contrarié. « Mais moi, j’ai pas fait tout euce chemin, pas risqué mille fois d’attraper la mort pour m’en r’tourner comme ça sans avoir rin vu d’aut’ du Sénégal qu’euce t’hôpital en terre glaise qui sent l’écurie… J’vas te r’gretter, Savigny, mais j’veux pas m’en r’tourner eud’ si tôt ! » Je ne suis pas certain non plus d’avoir envie de remonter si vite à bord d’un bateau.
CHAPITRE XXIX
5 septembre 1816. Le temps est toujours à la pluie. Les rues de Saint-Louis sont pleines de boue et de dysenterie. Le gouverneur Schmaltz se montre de piètre humeur. Il est excédé par les prétextes et les justifications de Brereton et de ses amis négociants en gomme. Son prédécesseur anglais, toujours aussi miel et fiel, l’a convié à venir visiter sa collection d’animaux sauvages naturalisés : un anaconda dans le formol et un pangolin empaillé. Il lui a offert du vin doux et en a profité pour faire mine de s’inquiéter de ce que les ordres tardent à venir de Sierra Leone.
Comme si Schmaltz ne savait pas que ce foutu bateau parti chercher les ordres de McCarthy à Freetown n’est toujours pas rentré et que Brereton et ses amis s’obstinent à retarder l’heure de la rétrocession. S’ils croient le décourager, ils se trompent. Et si les pluies pourrissent tout, même la situation, elles n’entament pas la détermination de Julien Désiré Schmaltz. Il ne renoncera pas à sa mission. S’il faut, après Freetown, intervenir jusqu’à Londres pour obtenir l’application des accords, il s’y résoudra.
Il en a déjà informé son ministre et mais s’est gardé de mentionner les autres contrariétés qui l’assaillent. Ainsi le bateau du lieutenant Reynaud qu’il a envoyé sur le banc d’Arguin après Parnajon a fait chou blanc ou presque. Après six jours de mer pour atteindre l’épave en partie disloquée de la frégate, il n’a retrouvé que trois survivants parmi les dix-sept qui avaient choisi d’y rester. Les autres ont péri en tentant de gagner la terre avec des moyens trop rudimentaires. Il y a certes lieu de se féliciter de pouvoir ajouter trois noms à la liste des rescapés. Mais l’essentiel de la mission de Reynaud était de récupérer l’argent de
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