La Malédiction de la Méduse
c’est que cette publicité échappe autant à mon contrôle qu’à mon entendement. J’ai été floué, cela ne fait pas le moindre doute et c’est déjà pénible. Mais ne savoir ni par qui, ni pourquoi me met hors de moi.
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Élie Decazes a devant lui tous les journaux. En tant que ministre de la Police, il jouit du privilège et parfois de l’ennui de les lire avant la populace et le roi. Grâce à ses mouchards, il lui arrive même d’en avoir connaissance avant même qu’ils ne soient imprimés. Il a le pouvoir d’en empêcher la parution, ou de caviarder les articles qui lui déplaisent, mais, sauf cas de force majeure, il évite d’abuser de la censure. Ce n’est pas une position éthique, c’est avant tout une attitude pragmatique. S’il arrive à ce fils d’un notaire de Libourne de céder aux facilités de la saisie, il le fait pour les livres, rarement pour les journaux. En règle générale, il trouve plus habile et surtout plus efficace de fournir des articles à la presse plutôt que de lui en enlever. Le tout, bien sûr, sans jamais apparaître. Ou alors, comme à l’instant, en écrivant au directeur du Journal des Débats pour l’informer de « son fort vif mécontentement de lire dans ses colonnes un document adressé au ministre de la Marine ». Protester auprès d’un journal qui, sans le savoir, a publié à la ligne près ce qu’on souhaitait qu’il publiât, Decazes exulte. À l’intrigue, il préfère la manipulation. Et apprécie plus encore qu’on ne puisse l’en soupçonner. Ses adversaires le savent retors et jalousent l’affection que lui porte Louis XVIII, mais ils le taxent surtout d’opportunisme. Or, du haut de ses 36 ans, Élie Decazes considère cela comme un vrai compliment.
Savoir saisir vite les occasions, comme il vient de le faire, est une qualité. Pourtant, quand la relation de ce chirurgien de l’expédition du Sénégal a atterri sur son bureau, il a bien failli la laisser passer. Les considérations d’un petit médecin de la marine sur les colonies, non merci. Mais en voyant le nom Méduse, il a fait le rapprochement avec ces quelques lignes sur un naufrage de frégate en Afrique. Ou avait-il déjà lu cela ? Oui, justement, dans le Journal des Débats, la semaine dernière. Du coup, il a jeté un œil, d’abord distrait, sur la relation du naufrage de ce navire de guerre de 44 canons, puis ne s’est pas arrêté avant le point final. Ce n’est pas du Chateaubriand. Et heureusement. Parce que les écrits de celui-là, en ce moment, mieux vaut éviter d’en parler au ministre de la Police ou à Sa Majesté. Ce n’est pas seulement au christianisme que Chateaubriand trouve du « génie », c’est aux ultras du royalisme dont il est devenu le porte-plume chaque jour plus virulent. Et depuis la dissolution il a mis son grand talent au service de cette bien petite cause. Rien ne l’arrête. Alors que le roi l’a tout de même nommé pair de France avec le rang de ministre d’État, l’ingrat vient de publier La Monarchie selon la Charte, un petit texte à l’acide qui a fait perdre à Decazes son sang-froid. Il y a de quoi. L’auteur de René y présente le roi comme un « aliéné » et traite son ministre de la Police et conseiller de « monstre né dans la fange révolutionnaire de l’accouplement de l’anarchie et du despotisme ». Le « monstre », quoique habitué à être considéré par la noblesse du Faubourg-Saint-Germain comme le mauvais génie du roi, a été mis hors de lui par cette histoire. Ainsi, dans l’emportement de sa première réaction, il n’a pu s’empêcher de saisir l’ouvrage. L’affaire n’a pas été simple car Chateaubriand l’avait fait copier à de nombreux exemplaires.
Et Decazes est d’autant plus en colère qu’il a été tancé par Sa Majesté pour n’avoir su garder ses nerfs. Le roi craint en effet, et il n’a pas tort, qu’après cette saisie, « l’affaire ne germe davantage, à cause de la faveur qu’un vernis de persécution donne toujours aux hommes et aux choses ». Decazes est pourtant le premier à le savoir. Il eût été plus habile de rayer Chateaubriand de la liste des ministres d’État et surtout de lui supprimer son traitement de 24 000 francs par mois. Ce que se réserve d’ailleurs de faire le roi, sur ses conseils. Mais au diable l’auteur des Mémoires d’outre tombe ! Decazes préfère la « relation de la catastrophe du 2 juillet 1816
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