La Malédiction de la Méduse
« Ces ultras et leur surenchère ne seraient pas loin, si on les laissait faire, de reprendre le langage de la Terreur au nom de Votre Majesté, mais à leur compte…» n’a cessé de lui répéter Decazes. Et il a raison. Sa Majesté trouve souvent que Decazes voit juste. Certes, celui que ses ennemis appellent son mauvais génie est direct, il ne s’embarrasse pas des circonlocutions en usage chez les courtisans ordinaires. Il a de temps à autre des jugements un peu hâtifs, comme lorsqu’il parle du ministre de la Marine, le vicomte Dubouchage qu’il trouve « incompétent » et « dépassé ». Mais il est de bon conseil. Et le roi lui en sait gré. Il l’écoute d’une oreille attentive aussi bien pour ses avis que pour les confidences d’un ministre de la Police qui connaît beaucoup de petits secrets. Malheureusement, malgré ses talents, Decazes ne connaît pas le secret qui guérit de la goutte. Et le roi podagre l’a déploré devant son protégé. Sa Majesté ne sait s’il faut incriminer les émotions du jour ou sa collation de 5 heures, mais elle endure mille morts des deux pieds. Decazes a compati et s’est cru, du coup, autorisé à faire de l’esprit : « Votre Majesté après avoir dissous la chambre est contrainte de garder le lit ! »
Sa Majesté n’a pas ri.
CHAPITRE XXX
« Deeemandez Les Nouvelles ! … Tout sur le scandale de La Méduse ! Un capitaine incapable, des marins cannibales… le récit d’un survivant du radeau sanguinaire qui dit tout… Deeemandez… Il en veut un, le gentilhomme ? Envoyez la monnaie ! » Devant l’Hôtel de Londres, rue de Castiglione où je suis repassé, la pile du crieur a diminué de moitié en quelques minutes. Depuis ce matin, tôt, on s’arrache tous les journaux. Je viens de la rue de Rivoli et La Méduse est à toutes les unes, on parle partout du radeau : L’Univers , La Gazette de France , L’Union , Le Temps , La Presse , Le Moniteur… Tous crient au scandale et en font leurs choux gras. Je les ai tous lus, ainsi qu’un tas de torchons dont je ne savais même pas l’existence. Ce n’est pas par moi que ce scandale arrive, il m’a précédé !
Arrivé par la berline de Brest, je ne suis à Paris que depuis quatre jours. Si encore j’avais donné ma prose à la presse, je pourrais comprendre ce tintouin, mais il n’en est rien. Je n’ai fait lire ma relation à aucun échotier, d’ailleurs je n’en connais pas. La première personne à avoir eu connaissance des pages que j’ai écrites sur la catastrophe du 2 juillet est le capitaine de Vénoncourt. À sa demande, je les lui ai montrées puisque j’ai achevé de les rédiger pendant le mois qu’a duré notre traversée de Saint-Louis à Brest, à bord de L’Écho qu’il commande. Mes autres lecteurs sont au ministère de la Marine où Vénoncourt, par son entregent, a transmis mon récit. J’ai par ailleurs personnellement, dès mon arrivée, rencontré un nommé Forestier, le chef de la division aux colonies, qui devait le remettre au ministre Dubouchage en main propre. Deux jours plus tard, je n’avais aucune nouvelle du ministère et je n’en ai toujours pas, mais mon récit était intégralement publié dans Le Journal des Débats du 13 septembre… C’était hier et, depuis ce matin, c’est la folie.
Dans la rue, dans les cafés, aux Tuileries, on ne parle plus que du naufrage. Tout à l’heure, dans le hall de l’Hôtel de Londres, j’ai entendu le concierge raconter à un garçon d’étage : « Quand on a mangé de l’homme, on ne peut plus s’en passer…» J’ai grand-peine à garder mon calme, à me raisonner. J’ai mal dormi, je me suis réveillé sur le radeau comme presque chaque nuit. Je me sens harassé, terrassé au milieu de ce maelström qui m’échappe. J’ai beau me dire qu’entre la mort de Gabriele et l’épopée que j’ai vécue, j’ai affronté des épreuves autrement plus douloureuses que de lire mon nom dans les journaux, mais ces arguments sont sans effet, je suis touché de plein fouet.
Ce n’est pas tant le fait d’avoir lu, d’un titre à l’autre, et entendu colporter un récit tordu, déformé, dramatisé jusqu’au ridicule, qui m’accable. Il est certes violent de se voir représenter tantôt en victime, tantôt en héros, tantôt en assassin assoiffé du sang de ses compagnons et dévorant, selon les versions, leur foie, leur cœur ou leurs rognons. Mais ce qui m’atteint vraiment,
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