La Malédiction de la Méduse
par Jean Baptiste Savigny ».
Que le style de ce carabin et son histoire soient dignes d’un roman populaire, le ministre de la Police s’en moque comme de son premier bicorne de préfet. Le seul intérêt, pour lui, de ce récit détaillé, c’est l’utilisation politique qu’il a commencé à en tirer. Les résultats vont au-delà de ses espérances. L’affaire a été rondement menée par le biais d’un jeune grouillot du ministère de la Marine, qu’un rapport de police soupçonne d’arrondir ses modestes gages en revendant des informations confidentielles. Il a suffi de veiller à ce que le jeune corrompu ait le document en main et cela n’a pas tardé. Le soir même, sans savoir qu’il était suivi, ce freluquet allait vendre une copie à un nommée Galouzin du Journal des Débats qui s’est empressé de le publier texto. Et depuis, dans Paris, on parle beaucoup plus du naufrage de La Méduse que de la dissolution de la Chambre.
Pour l’instant les gazettes dramatisent à tout va sur ces pauvres hères qui ont dû s’entre-dévorer pour survivre. Mais déjà, dans tous les articles, on s’en prend au premier responsable de ce drame, le commandant de Chaumareys. Ce « rentrant » trop âgé, porté sur la bouteille et incapable de mener ne fût-ce qu’un canot, est coupable. Mais quand les journaux auront fini de livrer ce barbon aviné à la vindicte, Decazes sait qu’ils s’attaqueront à celui qui l’a nommé : Dubouchage, ministre de la Marine qui, au mépris de l’évidence, a osé confier à ce Chaumareys la responsabilité de plusieurs navires et celle d’une expédition dans laquelle il a ridiculisé la France et Sa Majesté. C’est l’affaire de quelques jours : le vieux vicomte Dubouchage, grand allié des ultras, risque d’avoir quelques difficultés à s’en remettre !
Decazes est d’autant plus satisfait de son coup, que le Journal des Débats dont il s’est servi est l’organe préféré des nouveaux amis de Chateaubriand. En rangeant le rapport de Savigny dans le tiroir de son bureau, le ministre de la Police, qui ne se pique pas comme son collègue de la Marine de connaître la navigation, n’est pas loin de considérer qu’il a plutôt bien mené sa barque.
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Théodore tient fermement par le licol l’étalon écumant dont la robe alezane est trempée de sueur. D’une ruade, le reproducteur a failli le renverser en voyant la jument. Elle est là, immobile. Elle l’attend. « Là, là vas-y, mon beau ! » Théo, maintenant aidé du garçon d’écurie du cirque Franconi, encourage à la saillie le cheval qui hennit. Le désir impatient de l’étalon lui confère une maladresse pataude qui ne sied pas à sa noblesse. En escaladant la jument, il glisse et ses sabots ferrés de neuf viennent piaffer sur la terre battue tandis que balance son membre démesuré et sombre. À la troisième reprise, le pur-sang, guidé par le garçon d’écurie, atteint son but et hennit de contentement. Théodore a lâché le licol pour son grand carnet de croquis. Il a l’œil prédateur et profond de ceux qui savent capturer l’instant. D’un trait de fusain, il esquisse la tête de l’alezan en action. Un croquis, deux, puis trois… Moins satisfait du résultat que le cheval de son affaire, Théodore quitte le box. Il a beau avoir tourné ce matin très tôt, deux heures d’affilée, au galop comme au trot, sur la piste de ce cirque fort prisé pour ses reconstitutions équestres de batailles, il n’a plus le même plaisir à dessiner des chevaux. Il aime capter la puissance maîtrisée, la docile efficacité de ces monstres apprivoisés qui peuvent à tout instant redevenir rétifs. Mais même s’il les peint dans l’ombre et souvent au combat, il tend désormais vers des sujets plus noirs.
Pourtant, excepté la peine causée par le décès de sa mère, l’existence de Théo, vue de l’extérieur, peut sembler insouciante. Une vie où même les décisions graves se prennent à la légère. D’un trait de plume, d’un coup de tête. Théo s’est ainsi enrôlé dans les mousquetaires de la Restauration alors que son père avait payé le prix fort pour lui éviter la conscription. Qu’importe, le jeune homme s’est engagé dans ce corps sans autre raison avouée que la beauté de l’habit gris de ses soldats. Mais vrai dandy, ou faux dilettante, il ressent de plus en plus nettement dans sa peinture combien « la terribilita » l’attire. Fi des
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