La Malédiction de la Méduse
cuirassiers blessés quittant le feu, des chasseurs à cheval de la garde impériale à la charge, de la brutalité picturale des batailles ! Ce n’est pas l’horreur qu’il veut capturer, c’est le silence intime de la souffrance. La sienne est lancinante. La douleur de la disparition de sa mère n’est rien à côté de celle de la fin de son histoire d’amour avec Alexandrine. Son père l’a sommé d’en faire le deuil. Dans trois jours, il part pour Florence. Il aura de longs mois pour y penser.
« Deeeemandez Les Nouvelles : tout sur La Méduse et ses marins cannibales, deeeemandez ! » En quittant le cirque Franconi, Théodore Géricault achète au crieur, un gamin aux cheveux en bataille, Les Nouvelles, mais également Le Moniteur et Le Petit Écho.
CHAPITRE XXXI
Hugues de Chaumareys a le corps endolori par l’amertume et l’abstinence. Par le manque de sommeil aussi et la certitude de n’avoir rien à faire ici. À force de ressasser son innocence, il en est venu, même dans ses moments de lucidité, à ne plus s’attribuer la moindre culpabilité. L’amarre ? « Elle a coupé, » Le fait qu’il n’ait pas quitté le navire le dernier ? Il s’en est déjà expliqué : « Il fallait veiller à l’évacuation…» Alors il ne comprend pas. Pourquoi ces audiences qui n’en finissent pas ? Pourquoi ce traitement indigne eu égard, non seulement à son rang, mais à ses états de service ?
Sa mise aux arrêts dès le débarquement à Rochefort, puis maintenant le Conseil de guerre à bord de ce bateau ancré sur la Charente. Cette salle du Conseil sur un navire qui lui rappelle La Méduse. Et ce manque de respect. On l’a tout de même laissé s’asseoir, en raison du « grand délabrement » de sa santé, c’est le terme employé par le greffier. Mais délabré ou non, Chaumareys doit se lever pour répondre à l’interminable interrogatoire des sept officiers qui sont encore ses pairs et qui, du haut de leur estrade, le toisent. Un amiral et six capitaines de vaisseau nommés par le roi qui lui posent sans la moindre aménité un flot roulant de questions d’une sèche précision :
« Combien de temps avez-vous filé sud sud-ouest ? » Qu’est-ce qu’il en sait ? Tout cela est si loin. N’en aura-t-on jamais fini de cette cohorte de témoins, de ces confrontations, des demandes de détails sur le démantèlement du convoi, sur le cap Blanc ou sur l’amarre de ce maudit radeau… Sempiternel rituel depuis près d’une semaine. On vient le chercher le matin sous bonne garde dans sa résidence, il est conduit au tribunal et n’en sort que le soir, épuisé. On veut sa perte, Chaumareys en est persuadé. Ces officiers le questionnent comme un malandrin. Sa place n’est pas devant ce tribunal. Il n’est pas coupable, mais victime.
On s’attaque à un officier de Sa Majesté que la fatalité a empêché d’accomplir l’intégralité de sa mission. Homme de devoir et d’honneur, il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver ce qui pouvait l’être et limiter des dégâts. Sans sa clairvoyance, ils auraient été bien plus dramatiques. Plus le vieux capitaine s’échauffe et plus il y croit. Il sent la colère s’emparer de lui, mais elle est intérieure. Il lui faudrait, pour l’exprimer, une grande rasade de n’importe quoi de fort qu’il avalerait comme une potion en fermant les yeux. Alors il deviendrait éloquent. Il pourrait les convaincre. Mais pas question de boire ici. Qu’importe, il s’en passera, il va leur dire, il va les faire sortir de leur morgue arrogante, de leur solennité cassante d’officiers de marine qui jugent un officier de marine ! Et puis cet avocat, ce Gallifet qui est censé prendre sa défense mais qui le croit coupable. Au lieu de réfuter point par point les attaques sur « ses manquements » en matière de commandement et de navigation, il parle de son âge, de son absence de pratique due à un séjour prolongé en Angleterre, et de grande fatigue… et pourquoi pas d’ivrognerie tant qu’il y est ?
De toute façon, il est trop tard pour en prendre un autre. Celui-ci lui a pourtant été envoyé par Dubouchage. Le ministre de la Marine lui a assuré qu’il ne ménageait pas ses interventions pour que le jugement ne soit point trop sévère. Mais Chaumareys est persuadé du contraire. L’avocat n’en fait qu’à sa tête. Sa plaidoirie n’a guère ému le Conseil qui l’a écouté d’un air
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