La Malédiction de la Méduse
fermé. L’amiral a même haussé les épaules par deux fois tandis que deux des juges échangeaient des commentaires à voix basse. Chaumareys est accablé. Il comprend bien que sa dernière chance est de se défendre lui-même et maintenant. Alors il s’élance, mais au moment où il commence à parler il comprend qu’il a présumé de sa colère : sa gorge se noue, sa voix se tord, on ne l’entend pas. Les juges qui l’observent ne perçoivent qu’un râle. Chaumareys est en sueur, ses jambes sont en chiffon. Il se sent glisser, voit Gallifet tenter de le retenir, une rumeur lui parvient comme en écho. Une douleur sourde sur le côté l’étreint. La bouche crayeuse, l’odeur du bois calfaté, puis plus rien…
*
Corréard a gardé sa barbe et conserve de sa traversée un visage marqué par le soleil et les embruns. Au coin de ses yeux, les rides sont plus blanches que le reste de son visage. Son apparence a moins changé que son discours. Il est parti dans une diatribe vindicative mais étayée contre la hiérarchie de la marine et les autorités. Il va leur faire regretter « à ces fientes galonnées » de l’avoir, « après ce que nous avons enduré », laissé dans l’abandon, « pour ne pas dire le dénuement ». De l’avoir traité « avec une légèreté qui confine au mépris ». Corréard est très remonté mais sa colère n’est pas amère. Ou alors pas seulement. Il prend un certain plaisir à l’exprimer et du coup, je l’écoute avec plus de sympathie amusée que de compassion. « Tu me connais, Savigny, je ne suis pas un séditieux, ce n’est pas chez les ingénieurs géographes qu’on fabrique les rebelles, mais il ne faut pas non plus nous traiter comme des palefreniers et c’est ce qu’ils font, Savigny… Et moi, je te le dis, ça ne peut pas durer. Je leur ai soumis des propositions, ils n’ont répondu à aucune. Sinon pour me faire expliquer par un grouillot du ministère de la Marine que le pays ne me doit rien. Alors j’ai réfléchi en ingénieur… Ce qu’il faut à ces gens-là, c’est une démonstration… Eh bien ils vont l’avoir ! Parce que, cette fois, elle va être publique, ma démonstration ! Oui Savigny, publique ! Et elle va faire du bruit, tu peux me croire…» Dans son élan, Corréard avale d’un trait son verre de quinquina. Ce qui le fait tousser, car celui que l’on sert à l’Hôtel d’Angleterre est particulièrement amer. Mais il en faudrait plus pour l’arrêter : « Je te vois sceptique, mon vieux Savigny. Tu te trompes. Je n’ai rien à perdre et peut-être beaucoup à gagner. Et toi aussi, mon vieux, toi aussi ! Tu te demandes comment ? C’est très simple ! D’ailleurs tu as déjà fait les trois quarts du travail, il ne nous reste qu’à l’améliorer un peu… Et moi je te le dis, les Dubouchage et consorts, cette fois, ils vont se souvenir comment on s’appelle…» Je n’aime pas le goût âcre du quinquina et je ne sais pas pourquoi j’en bois. Je ne vois pas non plus où Corréard veut en venir, mais en vidant mon verre il ne tarde pas à me l’expliquer : « Eh oui, tu as déjà fait le plus gros avec le récit de notre aventure. Les journaux qui en ont parlé sont épuisés. On ne trouve plus un seul exemplaire… En septembre quand tu es rentré, ça les arrangeait, Decazes et sa bande, d’ébruiter l’affaire dans la presse. Aujourd’hui ils font tout pour l’étouffer. Tu as lu une ligne dans une seule gazette sur le procès de cette vieille carne avinée de Chaumareys, toi ? Pas un mot ! Même à Rochefort, d’où je viens et où ils jugent le vieux poivrot, pas un mot depuis le début de janvier ! Comme si on voulait rayer l’histoire de La Méduse des mémoires. Alors on va les rafraîchir les mémoires, crois-moi ! Je les connais, tu sais. À Saint-Louis ils ont déjà essayé d’acheter mon silence. Il fallait que j’oublie que l’amarre du radeau avait été coupée et tout s’arrangeait pour moi, mais je ne mange pas de ce pain-là. L’histoire, toute l’histoire, on va la raconter, on va en faire un livre. On va rajouter deux ou trois détails qui manquaient à ton récit et puis remettre un peu de style, parce que là, on n’écrit pas pour des fonctionnaires du ministère de la Marine, on écrit pour le peuple. Il a le droit de connaître la vérité et, foi de Corréard, je te garantis qu’on va l’éclairer ! »
*
Chaumareys a de la bile dans la gorge.
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