La Marque du Temple
montait entre nous. Je crus utile de rétorquer avec aménité :
« Dieu ? Votre Juge ? Dîtes plutôt Dieu et les Anglais. Car un corps de bataille de cent cinquante lances pourrait bien se diriger sur Commarque dans les prochaines semaines. Beynac nous a mis en garde.
« S’ils venaient à enlever notre place forte, peut-être vous rendraient-ils la liberté, eu égard aux relations que vous entretenez avec l’un de leurs féaux, cette vipère de Castelnaud. Mais vous devriez me passer sur le corps. C’est peut-être regrettable, mais c’est ainsi », me surpris-je à dire en paraphrasant feu le baron.
À ces mots, le chevalier posa la plume, crocha son nez sur moi et me fixa de ses prunelles noires. J’observai les rides de son visage, les plis amers de sa bouche et les profonds cernes de ses yeux rougis. Il me prit tout à trac sans vert, en m’adressant une supplique inattendue :
« Si les Anglais nous assiègent, je vous prierai, de grâce, de me laisser participer à la défense de la place. Vous avez ma parole de gentilhomme que je ne tenterai rien. Ni contre vous ni contre quiquionques.
« De grâce, laissez-moi me rédimer aux yeux de mes pairs. Vous m’avez fait avouer, lors de notre passe d’armes, que je n’avais participé à ce jour qu’à des tournois à plaisance. Sapiens nihil affirmat quod non probet, onques le sage n’affirme ce qu’il ne peut prouver, dit le proverbe. Accordez-moi cette noble faveur. Donnez-moi l’occasion de prouver ma valeur au combat. Nous ne serons point trop nombreux pour défendre Commarque contre un si grand nombre d’assaillants. Neuf cents ? Mil ? »
— Votre requête me laisse pantois. Quelle confiance puis-je avoir dans la parole d’un félon ? Non, je regrette. Vous ne décervellerez point d’Anglais ou de Gascons.
— Assurément, vous vous enferrez dans une accusation abjecte, me condamnant sur de simples suspicions avant de m’avoir jugé en équité. Je ne suis point félon à la cause que je défends ! Ni coupable des crimes dont vous m’accusez sans preuve aucune ! » rugit le chevalier en tapant du poing sur la table.
L’encrier sauta et se renversa sur le sol. Une tache brune s’élargit sur les lattes disjointes du plancher avant d’être bue goulûment. Romuald Mirepoix de la Tour, le chevalier que j’avais condamné aux murs, s’apazima et poursuivit d’une voix douce où ne sourdait plus aucune menace :
« Vous le comprendrez tantôt lorsque vous aurez pris connaissance de ces parchemins.
— Tantôt sera trop tard. Si vous n’êtes point l’auteur des meurtres qui ont endeuillé notre village, si vous connaissez le coupable, livrez-moi son nom incontinent ou accoisez-vous jusqu’à votre procès. Vous y serez entendu pour deux causes criminelles passibles de la peine de mort : hérésie et meurtre ! Vous pourrez y jouer du plat de la langue à votre façon, mais je ne donne pas cher de votre noble peau !
— Je regrette, messire Brachet. Je ne suis point référant de tranquillité et ne dénoncerai personne. Je suis chevalier issu de grandes familles. Vous connaissez mes armes, dit-il en désignant le blason qui ornait son pourpoint. Elles se sont illustrées en moult belles occasions. Elles valent certes mieux que ma science d’icelles.
« Je m’étonne toutefois qu’un homme comme vous, que je croyais doté d’un bel esprit, soit obtus et orgueilleux au point de fonder son accusation sur des ressentiments ou sur de vagues présomptions sans fondement, quitte à refuser l’idée même qu’il pourrait s’enchefriner dans l’erreur.
« Faut-il donc que vous soyez bien aveugle pour ne point comprendre qui, en cette place, conspire sournoisement contre vous. Qui occit témoins, maladroits et délateurs. Réfléchissez, messire : la vérité crève les yeux. Analysez les circonstances de ces meurtres, vérifiez les alibis et gardez-vous de ne traquer que de simples mirages. Puissent vos yeux se dessiller avant qu’il ne vous arrive plus grand malheur ! »
Je restai songeur quelques instants. Les quelques pas que je fis dans la cellule me rappelèrent ceux que j’avais faits lorsque le baron m’avait reclus dans l’antichambre de sa librairie avant que mon innocence ne fût reconnue. Et si le chevalier Mirepoix de la Tour disait vrai ? S’il n’était pas coupable des crimes dont je l’accusais ? N’avais-je pas agi sous l’emprise de l’antipathie qu’il
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