La Marque du Temple
moins du monde qu’il y perdrait la vie.
Je n’avais malheureusement pas imaginé d’autre solution que d’attendre patiemment que les Anglais mettent le siège devant notre village. Et j’en vins presque à souhaiter qu’il en fut ainsi le plus rapidement possible.
J’avais terminé la lecture du testament moral du chevalier. Je posai là les parchemins de l’homme que j’avais certainement emmuré à tort en le faisant passer pour un meurtrier devant ses pairs. Complies ne tarderaient pas à sonner.
Les dernières phrases, grattées par le chevalier sur un ultime parchemin, étaient dédiées à la mémoire de sa mère. Elle lui aurait moult fois fredonné un poème lorsqu’il n’était encore qu’un tout jeune écuyer, écrivait-il :
Ô mon fils, mon doux écuyer,
Deviendra noble chevalier.
Dieu soit loué, Dieu qu’il est beau
Dans ce long mais triste bliaud,
Aussi doux que velours d’or noir
Dans la pénombre de l’espoir.
Je fus profondément touché par cette magnifique preuve d’amour d’une mère pour son fils. Bien que je n’eusse jamais trouvé le chevalier de la Tour particulièrement beau, avec ou sans bliaud, et bien que je n’eusse pas rimé les deux premiers vers d’icelle manière.
Mais les yeux d’une mère pour son fils ne sont-ils point ceux de Chimène pour Rodrigue, à en croire le Romancero qu’inspira à son auteur, un certain Rodrigo Diaz, dit El Cid Campeador, figure de légende de la Reconquista contre les Maures en terres d’Espagne au onzième siècle ? Ma mère, Claire de Soubise était selon mon père, d’une grande beauté blonde. Hélas, je l’avais perdue le jour où ma vie s’ouvrit sur le monde et je ne pouvais que rêver qu’elle m’eut chanté d’aussi douces paroles.
Je me dirigeai d’un pas décidé vers la sacristie de la chapelle Saint-Jean et martelai la porte du modeste logis qu’occupait le chapelain. Il m’ouvrit peu après, l’air inquiet et l’haleine aigre. Je le priai de me présenter incontinent les registres des trois paroisses de Commarque.
En titubant, il me conduisit vers un coffre dont il libéra la serrure à l’aide d’une grosse clef qu’il portait à la ceinture. Sans oser me questionner plus avant sur mes intentions. Notre curé devait être conscient de son état d’ébriété. Il sut s’accoiser pour éviter quelques cinglants reproches.
Je piochai dans le coffre, en sortis le registre de l’an 1345, feuilletai fébrilement les pages du codex, jusqu’à la date du 4 mars 1345, à trois jours des nones : c’était bien ce jour-là, et non le 5 mars, que la concubine de Mathieu Tranchecourt avait été mise en terre ! Lors de ses confidences, le sergent d’armes était saoul comme un cochon. J’aurais dû me méfier. Sa mémoire avait failli. En toute innocence.
Par Saint-Thomas, ma religion fut faite aussitôt : le sergent d’armes, dans ses explications envinées, s’était bien trompé d’un jour. Romuald Mirepoix de la Tour avait dit vrai. Le jour de l’assassinat du chevalier de Sainte-Croix, il était resté à l’intérieur de l’enceinte du village et ne s’en était tenu éloigné que la veille.
Mais cette découverte me bouleversa pour une autre raison. Je tournai vivement le chef pour que le chapelain ne vît pas le sang se retirer de mon visage.
Les dates mentionnées sur le registre confirmaient l’innocence du chevalier. Mais, par voie de conséquence, elles laissaient planer une épouvantable et inattendue suspicion sur un l’un des autres protagonistes de ces terribles journées : un autre chevalier de ma connaissance, le magnifique chevalier qui avait si vaillamment combattu lors de l’ordalie qui l’avait opposée au chevalier Geoffroy de Sidon pour sauver la vie de celui qu’il croyait être son fils, était présent au village de Commarque, le 4 mars 1345. Mes mains tremblaient.
C’est ainsi que je découvris qu’ il n’avait plus d’alibi pour le lendemain, ni à Commarque ni à Beynac, le jour du meurtre. En effet, ce jour-là, il avait prié Raymond de Carsac, chevalier bachelier au service du baron, de le relever de son tour de garde en prétextant quelque soudaine affaire de famille à régler d’urgence {xxvii} .
De là à penser qu’il s’était alors rendu du côté du village de Cénac et y avait rejoint Arnaud de la Vigerie (ou le triste sire de Castelnaud de Beynac), il n’y avait qu’un pas à franchir. En
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