La Marque du Temple
pour contrebalancer le despotisme de son époux d’une part, et elle s’engageait à subvenir très largement aux besoins pécuniaires des Frères et des Sœurs du Libre Esprit, fort démunis depuis qu’ils étaient traqués avec acharnement par les tribunaux de l’inquisition, d’autre part.
Je ne pus m’empêcher de penser qu’il se trompait lourdement sur les nobles intentions de sœur Éléonore. Cette dernière l’avait manipulé adroitement pour l’aider à faire main basse, non point sur sa prétendue dot, mais sur le fabuleux trésor de l’Église albigeoise. Pour son seul profit. Au détriment de sa nièce, Isabeau de Guirande, à qui il revenait certainement de plein droit, contrairement aux dernières allégations de la baronne.
L’homme était, s’il ne mentait pas, d’une naïveté touchante, désarmante, pensai-je pour avoir pratiqué en personne, au cours de ces longues semaines, l’esprit retors de la séduisante et dangereuse châtelaine.
Elle l’avait instruit de l’existence des fioles. Mais il avouait ne pas comprendre les raisons du vif intérêt qu’elle semblait leur porter. Qu’elles contiennent l’eau ou le sang du Christ, peu lui challait. Ces fioles, à son avis, n’étaient pas monnayables et ne serviraient pas la défense de leur cause commune.
Tôt ou tard, toujours selon icelui, le Saint-Siège mettrait la main dessus pour vendre des indulgences selon une pratique séculaire : à l’en croire, ne chuchotait-on pas qu’il existait de par le monde tant de soi-disant épines de la couronne du Christ qu’il serait possible de caréner une nef si l’on pouvait les assembler les unes aux autres !
Ces fioles ne pouvaient leur attirer que moult ennuis s’ils étaient accusés de trafic de reliques, avait-il tenté de lui expliquer sans succès aucun. La baronne y était très attachée et il n’avait décidément pas compris les raisons de cet acharnement.
Il était clair qu’il ignorait que ces fioles étaient certainement indispensables pour accéder au trésor des hérétiques albigeois : la baronne ne l’avait pas instruit du parchemin plié et glissé à l’intérieur de la couverture à ais de bois du codex qui y faisait discrètement allusion.
Éléonore de Guirande avait voulu récupérer ces fioles, soit pour en tirer un bon prix, soit parce qu’elle pressentait, comme moi, qu’elles étaient indispensables pour ouvrir quelque mécanique secrète. Là où gisait le trésor.
Or donc, elle avait tenté de convaincre le chevalier du prix qu’elle y attachait, sans lui fournir d’autres explications, ce qui me confirmait, s’il en était besoin, son génie de la manipulation. Elle s’était bien gardée d’évoquer aussi la possibilité que ce Saint-Graal ne contienne pas l’eau et le sang du Christ. Mais la mort par la pestilence. La mort par le Mal noir.
Ce que frère Romuald et sœur Éléonore ignoraient, c’était que moi seul, après Dieu, savais où les deux autres fioles étaient cachées, contrairement à l’affabulation que j’avais laissée courir.
J’avais pris moult précautions, dès mon retour des terres d’Orient, pour ne pouvoir livrer le secret de leur cachette, même sous la torture. Je détenais là une arme redoutable, car j’emporterais le secret dans ma tombe si l’on venait à m’occire. Et le fabuleux trésor des hérétiques albigeois resterait certainement à jamais inviolé, quand bien même ma sépulture ne le serait pas.
Pour parer quelque mauvaiseté que l’on pourrait tenter contre moi, je laisserais la rumeur se répandre le moment venu. Mais, ce sauf alant et venant pour l’au-delà, cette carte maîtresse, je ne devais la jouer qu’à bon escient, ainsi que me l’avait appris la princesse Échive de Lusignan. Et avec grande prudence : elle était à double tranchant et la vie d’aucuns honnêtes hommes en dépendait.
J’avais l’intime conviction que la baronne, en voulant les récupérer à tout prix, était involontairement à l’origine de la propagation foudroyante du Mal noir qui sévissait en notre comté. J’avais bien une idée sur le nom de la personne qu’elle avait chargée de cette mission et qui s’en était mal acquittée en répandant délibérément ou accidentellement le poison mortel. Ou plus vraisemblablement, en vendant à prix d’or la troisième fiole. Celle qui avait disparu.
Ce criminel n’était autre que le meurtrier du père Louis-Jean
Weitere Kostenlose Bücher