La Marquis de Loc-Ronan
l’étreinte de Marcof, joua son rôle à merveille. Il savait que la moindre hésitation de sa part, le plus léger signe surpris, la plus simple parole empreinte de trahison eussent été le signal d’une mort immédiate. Il présenta Marcof comme l’un des braves patriotes annoncés dans sa lettre du matin.
– C’est lui qui t’a aidé à fuir ? demanda Carrier.
– Oui, répondit le marin en s’avançant.
– Tu as donc séjourné parmi les brigands.
– Comme tu le dis.
– Longtemps ?
– Trois mois.
– Où cela ?
– Un peu partout, dans les environs de Nantes.
– Quoi ! ont-ils de leurs bandes si proches de la ville ?
– Mais oui. Les gueux sont assez hardis. La preuve en est qu’ils ont osé pénétrer ici la nuit dernière.
– Qui les commandait ?
– Boishardy.
– Tu sais que Pinard m’a promis de me mettre à même, dans quelques heures, de m’emparer de ces brigands d’aristocrates.
– Oh ! je te le promets aussi, moi. Je te jure de te mettre face à face avec eux !
– Mais Pinard m’annonçait deux hommes. Pourquoi es-tu seul ?
– Mon compagnon est au Bouffay.
– Il devait venir avec toi.
– Il n’a pas voulu.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il a ses raisons. Que t’importe ? Pourvu que nous nous battions c’est tout ce qu’il te faut ; et nous nous battrons parfaitement. Si tu en doutes, demande à Pinard ; il sait ce que nous pouvons faire…
Tout en parlant ainsi, Marcof s’était peu à peu rapproché du proconsul. Sa main droite jouait avec le manche de son poignard. Une pensée rapide venait de traverser son cerveau. Carrier était là, en face de lui, à portée de son bras terrible. Marcof fit encore un mouvement, mais il s’arrêta.
Une hésitation effrayante se lisait sur sa physionomie expressive. En une seconde, toute la honte de l’action qu’il allait commettre se révéla à lui. Lui, l’homme de guerre, le soldat, le marin, lui habitué à frapper ses ennemis en face, lui Marcof enfin, lever son bras armé sur un être sans défense, tuer dans l’ombre comme un bandit, assassiner un homme, quel qu’il fût, qui se livrait à ses coups sans défiance, n’était-ce pas l’action d’un lâche qu’il allait accomplir ? Marcof recula.
Carrier ne se doutait pas du danger momentané qu’il venait de courir. Pinard, profitant du moment d’hésitation du marin, s’était avancé peu à peu vers la porte, lorsque Marcof releva brusquement la tête. Du geste il rappela près de lui le sans-culotte.
– Écoute, lui dit-il. À toi à parler au citoyen Carrier. Raconte-lui ce que je veux faire et ce que je demande.
– Ah ! tu demandes quelque chose ? interrompit le proconsul.
– Oui.
– Si c’est de l’argent, je t’avertis que la République est pauvre.
– Je ne veux pas d’argent.
– Que veux-tu donc ?
– Pinard va te le dire.
– Parle, alors.
– Il veut, répondit Carfor, il veut avoir le droit de fouiller dans les prisons et de disposer de deux hommes.
– C’est une vengeance, n’est-ce pas ? demanda le proconsul dont les regards s’éclaircirent.
– Peut-être, répondit le marin.
– Tu crains qu’ils n’échappent, et tu veux les tuer toi-même.
– Je crois que tu as deviné.
– Eh bien ! laisse-les où ils sont, alors ; ils souffriront davantage.
– Non ; je veux les avoir entre les mains.
– Tu y tiens donc bien ?
– Beaucoup.
– Eh bien, cela pourra se faire.
– Ce soir ?
– Je n’y vois pas d’inconvénient.
– Donne l’ordre alors de nous laisser passer. On nous a refusé l’entrée des prisons.
– Écris-le, je vais signer.
Et Carrier désigna du geste le bureau sur lequel se trouvaient papier, plumes et encre. Marcof se dirigea vers le meuble, attira un siège, prit place, et posa la main sur une feuille ornée de l’en-tête républicain. Pinard étouffa un soupir de joie. Son œil vitreux s’éclaircit brusquement, et il fit un pas en arrière. Marcof lui tournait le dos, et Carrier placé entre eux assurait encore sa retraite. Alors le lieutenant de la compagnie Marat s’avança silencieusement vers la porte ; profitant du moment de liberté que lui avait imprudemment laissé le marin, il allait fuir, il allait s’élancer au dehors. Déjà il étendait la main pour saisir le bouton de la porte. Une seconde encore et c’en était fait de Marcof ; car la liberté de Pinard c’était la mort
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