La Marquis de Loc-Ronan
Il prit la bouteille, remplit son verre, le vida vivement et le reposa ensuite sur la table. Son parti était arrêté.
– Fais ce que tu voudras de la jeune fille, dit-il brusquement, je te l’abandonne, l’argent vaut mieux.
– Allons donc ! te voilà raisonnable ! répondit Pinard.
– Ne parlons plus d’elle et pensons à la grande affaire.
– C’est juste.
– Si tu m’en crois, nous allons aller aux prisons. On va faire choix des aristocrates qui nous donneront la fête ce soir. Il faut veiller sur le marquis, sur le vieux valet, et sur tous ceux enfin qui peuvent payer. Une méprise nous coûterait trop cher, et les petites rançons ne sont pas non plus à dédaigner.
– C’est cela même ! Ils payeront d’abord, tous ces brigands engraissés, tous ces tyrans.
– Et ils y passeront ensuite comme les autres, n’est-ce pas ?
– Cela va sans dire. À quoi cela servirait-il de les garder quand ils n’auront plus de plumes aux ailes ? Faut bien purger le pays !
– Partons alors.
– Partons !
Les deux hommes se levèrent, et, sans accorder un regard à la jeune fille, ils se dirigèrent vers la porte. Pinard posa la main sur le bouton de la serrure et s’arrêta.
– Minute !… dit-il. Nous pouvons ne pas être libres de causer ce soir ; convenons de nos faits.
– Soit.
– Dans trois jours tu iras à l’entrepôt.
– Oui.
– Tu verras le marquis.
– Et j’obtiendrai une lettre pour sa femme, j’en réponds, surtout après l’histoire des noyades, à laquelle nous lui laisserons le temps de penser.
– Et ensuite ?
– Ensuite ? Le reste me regarde.
– Tu iras chercher les écus ?
– Oui, sans doute.
– Et, une fois que tu les auras, tu partiras sans me prévenir ? Ça ne peut pas m’aller.
– Comment veux-tu faire, alors ?
– Nous ne nous quitterons pas.
– Mais encore faut-il sortir de Nantes.
– Nous en sortirons ensemble.
– Cependant…
– Cependant… c’est mon dernier mot… À prendre ou à laisser. Je te conduirai dans trois jours aux prisons ; je t’attendrai à la sortie et nous ne nous séparerons que quand nous aurons partagé.
– Comme tu voudras.
– Convenu alors ?
– Convenu !
– Eh bien ! partons.
Pinard ouvrit la porte et la referma soigneusement dès que lui et son compagnon furent sur le palier de l’escalier. Puis on entendit leurs pas lourds faire résonner les marches chancelantes, et tous deux quittèrent la maison.
XI – LA FOLLE
Une demi-heure s’écoula encore sans qu’Yvonne fît un mouvement. Puis un léger frémissement des mains annonça que la jeune fille revenait à elle : l’air pénétra plus facilement dans sa poitrine, et elle respira doucement. Sa tête se souleva ; elle ouvrit les yeux, et ses paupières alourdies se refermant presque aussitôt, elle reprit son immobilité.
Mais cette seconde syncope fut courte, et elle recouvra rapidement connaissance. Alors, se soulevant et s’appuyant sur une chaise voisine, elle parvint à se dresser sur ses pieds ; mais, affaiblie par le sang perdu, elle chancela et fut obligée de se retenir à la muraille en attendant que l’étourdissement fût dissipé. Enfin elle reprit un peu de force.
La pauvre folle porta les deux mains à son front, rejeta en arrière les mèches de cheveux qui se jouaient sur son visage, et fit quelques pas en avant. Aucun sentiment n’animait sa physionomie froide et impassible comme celle d’une statue ; pâle comme celle d’un cadavre. Elle tourna lentement autour de la chambre sans paraître avoir conscience de ce qu’elle faisait. Elle toucha tour à tour à la table, aux verres, aux bouteilles, sans que ses regards accompagnassent sa main ; puis elle recommença sa promenade. Enfin elle s’agenouilla, et, suivant son habitude, elle se mit à prier ; mais ses prières n’avaient aucune suite et étaient d’une incohérence étrange. C’étaient des invocations à la Vierge, des discours adressés à l’abbesse de Plogastel, au Christ ; des mots se heurtant auxquels se mêlaient des cris rauques et des sanglots. Cependant, les larmes qui coulaient en abondance sur ses joues amaigries parurent la calmer un peu et apporter quelque soulagement à son cerveau malade.
– Il fait bien chaud ! murmura-t-elle en se relevant.
La pauvre enfant grelottait de froid : son cou et ses épaules bleuis et marbrés frissonnaient sous les vêtements en lambeaux qui les
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