La Marquis de Loc-Ronan
sans-culottes regagnaient le rivage en chantant ! Suivant l’expression de Brutus, la troisième représentation était terminée, et le misérable ajouta gaiement :
– La suite à demain !
Marcof et Keinec se tenaient appuyés dans l’angle d’un mur avoisinant le quai. Leur front était d’une pâleur livide, leurs dents serrées, leurs yeux rougis, leurs traits contractés, et de leurs doigts crispés et de leurs mains fiévreuses, ils labouraient le ciment qui soudait ensemble les pierres du mur auquel ils étaient adossés. Leur respiration était haletante, le sang leur montait à la gorge ; ils étouffaient.
Boishardy, séparé de ses compagnons, toujours au bras du sans-culotte de la compagnie Marat, sentait son cœur bondir dans sa poitrine devenue trop étroite pour en contenir les battements convulsifs. Ses yeux avaient une expression de férocité qui eût terrifié Brutus, si celui-ci l’eût regardé. De sa main droite, le royaliste tourmentait la crosse d’un pistolet caché sous sa carmagnole. Frémissant de rage, de douleur et d’horreur, il détournait la tête pour ne pas entendre les propos grossiers, les paroles féroces de ceux qui l’entouraient.
La foule, avide d’exécutions, s’écoulait lentement devant eux, regrettant que la fête fût déjà terminée, et ne se consolant qu’en pensant que le jour suivant en apporterait une nouvelle. Les chansons sanguinaires, les appellations triviales, les interpellations cyniques se croisaient dans l’air.
Un moment Marcof et ses amis se crurent transportés en dehors du monde réel. Il leur semblait assister à un horrible cauchemar, à l’un de ces rêves fantastiques où l’imagination délirante et exaltée par la fièvre se forge à plaisir les monstruosités les plus invraisemblables. Marcof se rappelait les Calabres, et il se demandait ce qu’étaient ces hommes qu’il coudoyait, comparativement à ces brigands repoussés par tous. Enfin, la conscience de la situation présente revint à chacun.
– Et maintenant, dit Brutus, allons boire !
La petite troupe se remit en route. Marcof et Keinec s’étaient rapprochés l’un de l’autre, ou, pour mieux dire, ne s’étaient pas quittés depuis les noyades.
– Keinec ? dit le marin à voix basse.
– Que veux-tu ?
– Ils sont sept avec nous, n’est-ce pas ?
– Oui.
– J’ai dans l’idée qu’aucun ne verra le jour se lever demain matin ; qu’en penses-tu ?
– Je pense comme toi, Marcof !
– C’est bien ! Je vais prévenir Boishardy, et à mon premier signal, frappe tant que ton bras pourra frapper.
– C’est dommage qu’ils ne soient que sept.
– Bah ! nous nous rattraperons une autre fois. Mais le sang m’a grisé ; il faut que je tue quelques-uns de ces monstres cette nuit même.
– Et moi aussi ! répondit Keinec.
Ils arrivaient en ce moment au cabaret désigné par Brutus. C’était une maison de chétive apparence et complètement isolée, située sur les bords de la Loire, en face de l’extrême pointe de l’île des Chevaliers, dans le faubourg où s’élève aujourd’hui le quartier Launay.
Construite dans le style Louis XV le plus pur, la petite habitation, devenue un cabaret de troisième ordre, avait autrefois appartenu à l’un des plus riches financiers de la ville, qui l’avait fait élever pour lui servir de petite maison. Ce financier, auquel Nantes doit un quartier tout entier, bâti de 1785 à 1790, se nommait Graslin, et était fermier général. Homme de goût et puissamment riche, Graslin, l’un des meilleurs économistes du XVIII e siècle, avait voulu mettre ses théories en pratique : il avait fait défricher des forêts, dessécher des marais, agrandir la ville, et l’avait dotée enfin d’une salle de théâtre ; mais tout cela n’avait excité que l’envie et les calomnies de ses concitoyens, et l’ingratitude et l’oubli furent les fruits amers qu’il recueillit de son intelligence et de sa libéralité. Il mourut en 1799, à peine regretté, et ses biens furent vendus lors du décret concernant les émigrés, sa famille ayant pris la fuite.
La petite maison du quai de la Loire, qui lui servait de lieu de repos, fut acquise, au prix d’un paquet d’assignats, par un cabaretier voisin, nommé Nicoud. Cet homme s’empressa de faire gratter l’or qui couvrait à profusion les lambris et les portes, afin d’en retirer un bénéfice qui équivalut amplement aux prix
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