La Marquis de Loc-Ronan
même de la maison ; puis il fit couvrir d’une couche de blanc les belles peintures qui ornaient les murailles, travestit le salon en salle de bal public, les boudoirs et les chambres élégantes en cabinets particuliers, mit des rideaux rouges aux fenêtres, des tables en bois partout, un comptoir au rez-de-chaussée, dans l’ancien vestibule, et posa une enseigne là où Graslin avait fait sculpter à grands frais un médaillon remarquable. Le vin était bon, la maison commode, puisque le jardin qui l’entourait l’isolait entièrement des constructions voisines : les sans-culottes en firent un lieu de rendez-vous.
Brutus était l’une des meilleures pratiques du cabaret ; aussi, lorsqu’il frappa à la porte d’une façon particulière, cette porte s’ouvrit-elle aussitôt.
– Que veux-tu, citoyen ? demanda maître Nicoud en paraissant sur le seuil.
– Ton vin numéro un ! du vin de sans-culotte, répondit Brutus ; du vin rouge comme du sang d’aristocrate ! Dépêche, ou je te fais incarcérer demain matin.
Pendant ce temps, Marcof qui s’était glissé près de Boishardy lui parlait à voix basse. Le chef des royalistes fit un geste énergique, et tous entrèrent dans le cabaret.
XVII – CHOUANS ET SANS-CULOTTES
Brutus conduisit ses compagnons dans une vaste salle dont les fenêtres donnaient sur la Loire ; c’était l’ancienne salle à manger du fermier général : mais le cabaretier l’avait rendue méconnaissable. Puis, sous prétexte de commander à souper, Brutus sortit presque aussitôt. Le sans-culotte, qui connaissait les êtres de la maison, se dirigea vers la cuisine dans laquelle il trouva le cabaretier.
– As-tu du monde dans ta cassine ? demanda-t-il brusquement.
– Je n’ai que toi et tes amis, répondit Nicoud.
– Bien sûr ?
– Dam ! visite la maison depuis la cave jusqu’au grenier, et si tu y trouves un visage humain autre que le tien, le mien et ceux de tes compagnons, tu me traiteras comme vous avez traité cet aristocrate de Claude, le cabaretier de Richebourg.
Maître Nicoud faisait allusion à des actes de férocité commis deux jours auparavant par la compagnie Marat sur un pauvre homme dont le seul crime avait été de prier les sans-culottes de solder leurs dépenses. Brutus sourit agréablement à ce souvenir, et reprenant la parole :
– C’est bon ; je veux le croire. Ainsi il n’y a personne que nous ici ?
– Personne que vous.
– Eh bien !… tu vas filer toi-même.
– Moi ?
– Et vivement.
– Pourquoi ?
– Ça ne te regarde pas.
– Et où veux-tu que j’aille à cette heure ?
– Ça m’est tout à fait égal.
– Mais…
– Ah ! pas d’observations, ou je t’envoie à l’entrepôt.
– Faut donc que je vous laisse ma maison ?
– Oui.
– Toute la nuit ?
– Oui.
– Cependant…
– Rien ! interrompit Brutus. La patrie est en danger, et nous sommes en train de la sauver. Si tu nous en empêches, tu deviens un ami des aristocrates, et tu sais ce qu’on en fait, n’est-ce pas, des aristocrates ?
Un geste atroce accompagna la phrase.
– Je m’en vais, citoyen, je m’en vais ! dit vivement le malheureux aubergiste en frissonnant de tous ses membres.
Le pauvre Nicoud s’apercevait depuis quelque temps que la situation du cabaretier attitré des sans-culottes comportait une foule de désagréments qui en balançaient fâcheusement l’honneur.
– Avant cela, reprit Brutus, tu nous apporteras du vin et du meilleur !
– Oui, citoyen oui !
Sur ce, Brutus pirouetta sur ses sabots et reprit le chemin de la grande salle.
– J’ai idée que c’est des gros négociants mêlés d’aristocrates, qui nous la payeront bonne en louis d’or, murmura-t-il. En tout cas, faut que je saigne celui qui m’a étranglé, et que je vide la bourse de celui que m’a désigné Niveau.
Brutus, en entrant, trouva ses compagnons assis autour d’une vaste table. Soit hasard, soit intention préméditée, les trois royalistes se trouvaient assis chacun entre deux sans-culottes. Brutus sourit en remarquant ce détail, et lança un regard d’intelligence à Spartacus. La conversation était déjà engagée entre Marcof, Boishardy et les membres de la compagnie Marat.
– Ainsi, disait Marcof qui poursuivait toujours la même pensée relative à Philippe, ainsi on ne dressera pas une liste des aristocrates noyés ce soir ?
– Pas plus que de ceux qui sont encore sur la
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