La Marquis de Loc-Ronan
prévenir. Mais vous ne savez pas tout : Carfor a changé de nom ; il se nomme aujourd’hui Pinard.
– Pinard ! s’écria Boishardy à son tour ; Pinard, l’infâme satellite de Carrier, le lieutenant de ses crimes, l’aide du bourreau ! Parle vite, Keinec ; dis-nous ce que tu sais, ce que tu as appris. Nous sommes à l’abri ici, et les misérables égorgeurs atteignent à peine le seuil de l’auberge.
Keinec raconta brièvement ce qu’il avait vu et entendu au cabaret du Rasoir national . Quant il eut achevé son récit, Marcof sauta à bas de son cheval.
– Descends ! dit-il à Keinec.
Keinec obéit.
– Vous, Boishardy, continua le marin, vous allez prendre les brides de nos chevaux et nous suivre au pas.
– Qu’allez-vous faire ?
– Vous le saurez ; mais cela ne doit pas vous concerner. C’est une vieille histoire que Keinec et moi connaissons, et comme nous l’avons commencée ensemble, c’est ensemble que nous devons la terminer. Quand nous serons à deux ou trois cents pas de l’auberge que les bandits vont fouiller pour nous trouver, vous vous arrêterez et vous nous attendrez. Au nom de l’honneur, Boishardy, je vous somme de ne pas vous mêler à ce que nous allons entreprendre. Attendez-nous seulement ; que nous puissions fuir ensemble ; car il faudra quitter Nantes cette nuit.
– Et Philippe ?
– Soyez tranquille, nous le sauverons demain, s’il est vivant encore ; maintenant, j’en réponds.
– C’est bien, répondit le gentilhomme. Marchez, je vous suis ; je m’arrêterai là où vous me le direz, et je vous attendrai, à moins que vous m’appeliez vous-même.
– Merci, Boishardy. Maintenant retournons sur nos pas.
La distance que les chevaux avaient franchie était assez courte. Arrivés à deux cents pas environ de la maison, Marcof fit arrêter Boishardy près d’un mur qui l’abritait de son ombre. Puis, saisissant le bras de Keinec, tous deux s’avancèrent, profitant habilement de tout ce qui pouvait dissimuler leur marche.
– Écoute, dit le marin, les sans-culottes ont sans doute placé une ou deux sentinelles à la porte du cabaret. Il faut que ces sentinelles meurent sans pousser un cri. Laisse tes pistolets à ta ceinture. Assure-toi seulement que la chaîne qui retient ta hache à ton bras droit est solidement accrochée. Bien, c’est cela ! Maintenant prends ce poignard.
Marcof tirant deux espèces de dagues corses de la poche de sa carmagnole en remit une à Keinec et garda l’autre.
– Encore une recommandation, continua-t-il. Ne frappe qu’à la gorge, mais frappe d’une main ferme et enfonce jusqu’au manche. L’homme qui meurt ainsi tombe sans pousser un soupir. Tu m’as bien compris ?
– Parfaitement ! répondit Keinec.
– Rappelle-toi que si Yvonne est à Nantes, Carfor, mieux que personne, peut nous en donner des nouvelles ; car il sait tout ce qui se passe dans la ville. Il faut donc que nous le prenions vivant.
– Compte sur moi, Marcof ! Ou je mourrai sous tes yeux ou nous aurons Carfor !
– Nous réussirons et tu ne mourras pas, car Dieu est juste, et c’est lui qui nous envoie ce misérable. Ils sont vingt qui l’accompagnent, dis-tu ? ce serait folie que de vouloir lutter et livrer un combat en règle. Ce qu’il nous faut seulement, c’est Carfor ; peu nous importent les autres ! Donc il s’agit de pratiquer une trouée jusqu’à lui et de l’enlever de vive force. Une fois ce brigand entre nos mains, nous passerons sur ceux qui voudraient nous arrêter ou le défendre, et nous fuirons au plus vite. Convenons seulement que celui de nous deux qui atteindra le premier Carfor l’emportera, et que l’autre protégera sa sortie. C’est dit, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Alors séparons-nous et ne te laisse pas entraîner par l’ardeur de la lutte ; ne frappe que ce qu’il faudra frapper.
Keinec fit un signe affirmatif, et s’apprêtait à pénétrer dans la cour, lorsque Marcof le retint encore par la main.
– Suis les bosquets à ta gauche, dit le marin, et s’il y a deux sentinelles, égorge le sans-culotte qui se trouvera le plus éloigné de la maison ; je réponds de l’autre. Seulement ne t’élance qu’au moment où tu m’entendras siffler doucement : ce sera le signal qui t’apprendra que je suis prêt, et il est essentiel que nous agissions ensemble ! Maintenant rappelle-toi les ruses des Indiens d’Amérique, avec lesquels nous avons
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