La Marquis de Loc-Ronan
d’éprouver.
– Toutes sans exception, répondit Piétro.
– Mais pourquoi n’enlève-t-on pas les morts ?
– Est-ce que l’on a le temps ? Et puis quand même, qui oserait toucher aux cadavres ? C’est trop déjà de respirer les miasmes qui émanent de leurs corps : y toucher, ce serait vouloir mourir. Dernièrement un guichetier, celui d’en bas, est tombé asphyxié en ouvrant la porte de sa salle. Il y a huit jours, on offrit aux prisonniers qui voudraient se dévouer à cette tâche périlleuse, de leur rendre la liberté après l’exécution. Quarante se sont présentés. Trente ont péri avant la fin du travail.
– Et les dix autres ?
– Ceux qui avaient survécu ?
– Oui.
– Carrier les a fait guillotiner le soir même, disant qu’ils allaient ainsi être libres.
– Mais de quoi meurent donc ainsi les prisonniers ?
– De tout ! de maladie d’abord ; le typhus ravage les prisons ; presque tous les soirs, le poste de garde est décimé quand il ne meurt pas tout entier dans la nuit. Je ne sais pas comment nous pouvons y résister. Et puis la faim tue pas mal.
– La faim ?
– Sans doute.
– Ne les nourrit-on pas ?
– On leur donne par jour une demi-livre de riz cru et un morceau de pain mêlé de paille. Encore voilà-t-il quarante-six heures que la distribution n’a été faite. On leur vend l’eau, et ceux qui n’ont pas de quoi la payer meurent de soif.
– Mais pourquoi ces cadavres sont-ils superposés les uns sur les autres ?
– Pourquoi ?
– Oui.
– C’est bien simple. Les premiers morts ayant occupé toute la place de la salle, et la place manquant aux nouveaux venus, ceux-là ont été obligés pour se coucher de s’étendre sur les défunts. Dans la salle d’en bas, il y en a trois rangs les uns sur les autres ; et si les quarante prisonniers dont je te parlais n’avaient pas, il y a huit jours, déblayé les prisons, je ne sais pas trop comment on pourrait aujourd’hui ouvrir les portes !…
Diégo, épouvanté de ce qu’il avait vu et de ce qu’il entendait, continua cependant à interroger le porte-clefs, lequel entra alors dans de si ignobles détails que nous nous refusons à les transcrire ici. Que ceux qui ne reculent pas devant ces pages effrayantes de l’histoire consultent toute la série du Moniteur du 1 er au 25 frimaire an III (du 20 novembre au 15 décembre 1794), époque du procès de Carrier ; qu’ils lisent attentivement les rapports faits à la Convention sur le proconsul de Nantes, l’acte d’accusation dressé contre lui, les dépositions des témoins oculaires, entre autres celles du citoyen Thomas ; qu’ils fouillent, comme nous l’avons fait, les archives de la ville martyre, qu’ils étudient les mémoires de l’époque, et ils trouveront, non seulement tous les détails qui précèdent donnés par Piétro au citoyen Fougueray, mais encore tous ceux plus atroces que nous ne voulons pas décrire {5} .
Diégo, atterré, ne pouvait revenir de la stupéfaction dans laquelle le récit de son ancien compagnon l’avait plongé. Enfin, secouant la tête pour en chasser les idées terrifiantes qui s’y étaient logées :
– Ah bah ! fit-il avec insouciance, après tout, cela ne me regarde pas ; mais je ne comprends pas le meurtre qui ne profite pas, moi, et il paraît qu’il était temps que j’arrivasse.
Puis, continuant sa pensée et s’adressant à Piétro :
– Tu m’assures que le marquis de Loc-Ronan et Jocelyn ne sont pas morts ?
– Qui cela, le marquis de Loc-Ronan ?
– Le compagnon du prisonnier Jocelyn.
– Ah ! c’est un marquis ?
– Oui.
– Tiens ! tiens ! tiens !
– Qu’as-tu donc ?
– Il l’a échappé belle !
– Comment cela ?
– On l’a appelé trois fois au moins par son nom depuis que je suis ici.
– Pour quoi faire ?
– Pour aller avec les autres, donc !
– Et il n’a pas répondu ?
– Non.
– On ne l’a donc pas cherché ?
– Est-ce qu’on a le temps ? Quand un prisonnier ne répond pas, on suppose qu’il est mort et on ne s’en occupe plus.
– C’est donc ça que j’avais entendu dire que plusieurs s’étaient sauvés par ce moyen.
Allons, pensa Diégo, Carfor ne m’avait pas trompé ; il avait fait prévenir Philippe.
– Que faut-il faire maintenant ? demanda Piétro en voyant son compagnon garder le silence.
– Amène le marquis dans ta chambre.
– Sans l’autre
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