La Marquis de Loc-Ronan
prisonnier ?
– Oui.
– Mais, as-tu un pouvoir pour que j’agisse ainsi sans me compromettre ?
– Tiens ! lis ces papiers, répondit Diégo en tendant à Piétro les feuilles qu’il avait dans sa poche.
– Inutile, répondit le geôlier, je ne sais pas lire, je préfère m’en rapporter à toi.
– Fais donc vite.
Fougueray rentra dans la pièce dans laquelle il avait pénétré en premier, et Piétro se hasarda dans la salle.
Quelques minutes après, l’amant d’Hermosa et le mari de la misérable étaient en présence. Philippe de Loc-Ronan avait vieilli de dix ans depuis le jour où nous l’avons quitté lors de sa fuite de l’abbaye de Plogastel. Ses traits amaigris dénotaient tout ce qu’il avait souffert de douleurs et de privations, de chagrins et d’inquiétudes, de honte et de misère. C’était véritablement grand miracle que le marquis eût pu résister au séjour des prisons, depuis plus de deux mois qu’il en respirait l’air infect et qu’il subissait toutes les tortures que les terroristes infligeaient à leurs victimes.
Ainsi que Marcof l’avait raconté à Boishardy, Philippe et Jocelyn faisaient partie de la bande des prisonniers que les soldats républicains conduisaient de Saint-Nazaire à Nantes, lorsque l’intrépide marin avait attaqué l’escorte, et un malheureux hasard avait voulu qu’ils fussent demeurés aux mains de ceux qui les gardaient. Philippe et son fidèle serviteur avaient donc été conduits au château d’Aulx d’abord, puis transférés ensuite dans l’intérieur de la ville.
XXIV – LE MARCHÉ
Lorsque le marquis entra dans la pièce où l’attendait son estimable beau-frère, Diégo s’était brusquement retourné, afin que le jour, qui pénétrait par une étroite fenêtre, ne tombât pas tout d’abord sur ses traits, qu’il voulait cacher au prisonnier. En dépit de lui-même, l’Italien se sentait ému, non de commisération pour sa victime, mais de la partie qu’il allait jouer. Encore quelques minutes peut-être, et il aurait entre les mains la lettre qui mettait à sa discrétion cette fortune si ardemment convoitée, si laborieusement poursuivie. Il avait voulu attendre jusqu’alors, pour donner le temps aux noyades et aux mitraillades quotidiennes d’impressionner le marquis. Il comptait énormément sur l’impression causée par ces horreurs pour décider Philippe, dont il connaissait la fermeté. Puis, à défaut de ce moyen, il en tenait un autre en réserve : celui-là concernait l’amour du marquis pour sa seconde femme.
Enfin, maître de lui-même, il se retourna froidement. Philippe, dont les yeux rougis par les veilles étaient devenus d’une faiblesse extrême, ne distingua pas la physionomie de l’Italien. Croyant qu’il allait subir un interrogatoire, il se retourna vers Piétro qui demeurait sur le seuil de la porte :
– Où me conduisez-vous ? demanda-t-il.
– Ici, citoyen, répondit le geôlier.
– Pour quoi faire ?
– Quelqu’un veut te parler.
– Qui cela ?
– Le citoyen.
Et Piétro désigna du geste le délégué du comité de Salut public. Le marquis de Loc-Ronan fit alors un pas en avant vers celui qu’on lui indiquait.
Philippe, en dépit de son séjour prolongé dans les prisons, n’avait rien perdu de sa dignité morale. C’était toujours ce beau gentilhomme aux façons élégantes et chevaleresques, aux grands airs de noble seigneur. En apercevant Diégo, qu’il reconnut au premier coup d’œil, le sang lui monta au visage.
– Le comte de Fougueray ! dit-il en reculant.
– Le citoyen Fougueray, si vous le voulez bien, répondit Diégo avec une ironique politesse et en faisant un geste à Piétro, qui sortit et referma la porte.
– Cela devait être ! murmura le marquis avec un mépris profond.
Diégo sourit.
– Tu ne m’attendais guère, n’est-ce pas, citoyen ? reprit-il avec cette brutalité de langage qui était de mode à cette triste époque.
– Si fait, je vous attendais.
– Bah ! vraiment ?
– J’ai été victime d’une infâme délation ; puisqu’il s’agissait de lâcheté, je devais penser à vous.
– Citoyen Loc-Ronan !
– Monsieur le comte !
– Encore une fois, je suis le citoyen Fougueray ! s’écria Diégo avec colère, car il craignait que quelque surveillant, en rôdant dans le corridor, n’entendît le marquis lui donner un titre qui entraînait alors le dernier supplice pour ceux qui le
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