La Marquis de Loc-Ronan
Fougueray en plein visage. Il chancela et recula d’un pas.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il en se détournant pour ne pas respirer les miasmes putrides qui s’exhalaient de la salle des prisonniers.
– C’est l’odeur des cadavres, répondit tranquillement Piétro.
– Les prisonniers sont-ils donc morts ?
– Presque tous.
– Mais les deux hommes dont je te parlais ?
– Oh ! tranquillise-toi ! Ceux-là sont encore vivants ; je le crois du moins.
– Comment ; tu le crois ?
– Sans doute. Il y a quatre heures que je ne suis entré dans les salles ; car, tu comprends ? on y entre le moins possible, et en quatre heures il en meurt ici. C’est pis que la mal’aria dans nos marais Pontins.
– Mais enfin où sont-ils ?
– Ils doivent être là.
– Dans ce cloaque ?
– Oui. Veux-tu toujours y pénétrer ?
– Je veux voir, répondit Diégo en s’avançant.
Il passa devant Piétro, poussa tout à fait le battant de la lourde porte, et essaya de faire quelques pas en avant.
Nous disons « essaya » car l’Italien ne put pénétrer dans la salle. Certes Diégo, le bandit des Abruzzes, Fougueray, le soi-disant envoyé de Robespierre, l’homme, enfin, qui avait la conscience chargée de meurtres et de pillages, possédait une solidité de nerfs à l’épreuve des plus rudes atteintes ; eh bien ! telle était la monstruosité repoussante du hideux spectacle qui s’offrit à ses yeux, que le brigand, l’assassin, le persécuteur sans pitié du marquis de Loc-Ronan, demeura tout d’abord pétrifié et cloué sur place sans pouvoir avancer. Puis faisant un violent effort pour s’arracher à la contemplation qui le fascinait, il s’élança au dehors en frissonnant d’horreur et de crainte.
C’est que rien au monde, heureusement pour l’humanité tout entière, rien dans les plus sanglantes annales du moyen âge, rien parmi les narrations des atrocités commises par les peuplades les plus sauvages, rien même dans l’histoire des plus mauvais temps de l’inquisition espagnole, ne peut donner une idée du terrifiant tableau qu’offrait l’intérieur des prisons de Nantes sous le proconsulat de Carrier, de Carrier le représentant de la République une et indivisible, l’envoyé extraordinaire de la Convention nationale.
La salle de laquelle venait de sortir si précipitamment le citoyen Fougueray, après avoir tenté d’en affronter l’accès, était une de celles consacrées aux prisonniers destinés aux noyades et aux mitraillades, à ceux qui étaient conduits à la mort sans avoir paru devant les juges, à ceux enfin qui, suivant l’expression de Brutus, devaient donner la représentation aux bons sans-culottes de la « compagnie Marat. »
C’était un vaste parallélogramme éclairé sur la cour intérieure de la prison par quatre fenêtres percées régulièrement dans une épaisse muraille, et soigneusement grillées. Des contrevents en forme de soufflet ne laissaient pénétrer que difficilement un jour blafard équivalant à la demi-obscurité du crépuscule. Les murs, entièrement nus, soutenaient un plafond très bas. Une seule porte permettait d’entrer dans cette salle : c’était celle qu’avait ouverte le porte-clefs.
Au pied des murailles, dans toute la longueur de la pièce, était étendue une sorte de litière de paille, semblable à celle que l’on voit dans les écuries mal tenues ; cette paille putréfiée, pourrie par le temps, s’était transformée en un fumier aux exhalaisons fétides qu’auraient refusé des chevaux de labour. Sur ce fumier immonde, qui avait fini par envahir la salle entière, gisaient pêle-mêle, entassés les uns sur les autres d’une muraille à l’autre, et tellement nombreux et serrés qu’aucun endroit libre n’existait pour poser le pied, des corps demi-nus formant une couche humaine.
Ces corps étaient ceux d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards de tous âges et de toutes conditions. Aucun d’eux ne bougeait : tous ceux qui étaient à terre étaient morts !
Il y avait dans cette salle plus de deux cent cinquante prisonniers ; cinq seulement étaient debout. Ceux-là seuls vivaient encore ! De ces cadavres amoncelés en une masse repoussante, les premiers étaient là depuis plus d’un mois !
– Toutes les salles représentent-elles donc le même spectacle ? demanda Diégo en se remettant à peine du sentiment d’horreur et de dégoût qu’il venait
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