La Marquise de Pompadour
ajouta-t-elle avec une telle ardeur que l’ivrogne en fut ému, je vous en supplie, faites que cette lettre arrive à son adresse au plus tôt…
– Je pars ! répondit Poisson. Je veux que tous les diables de l’enfer m’étranglent si je dis un seul mot à personne ici, pas même à ma tendre épouse… Je veux être condamné à la soif à perpétuité si je m’arrête dans un seul cabaret avant que la lettre soit remise !…
Poisson s’éloigna avec cette gravité spéciale des ivrognes qui ne veulent pas tituber.
Jeanne, les mains jointes, une flamme d’espoir dans les yeux, le vit s’éloigner aussi rapidement que le lui permettaient les fumées qui obscurcissaient en lui le sens de la ligne droite…
Noé Poisson était ivrogne.
Il n’était pas mauvais cœur.
Jeanne le savait incapable d’une trahison.
– Dans une heure, songea-t-elle, le chevalier d’Assas aura ma lettre ! Je suis sauvée !…
Et lorsqu’une demi-heure plus tard, M. de Tournehem entra à son tour dans l’atelier-salon, elle courut, légère et gracieuse, à sa rencontre et se jeta, toute radieuse, dans ses bras.
– Mon père !… mon bon père !…
– Ainsi, fit M. de Tournehem en la serrant sur son cœur, c’est donc bien vrai, toute cette histoire que m’a racontée mon neveu ?… Vous vous aimez ?… Tu l’épouses ?… Tu es heureuse ?…
Jeanne, toute frissonnante, ferma les yeux, et d’une voix ferme qui rendait irrévocable l’affreux sacrifice elle répondit :
– Oui, mon père !…
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Chapitre 6 LE CHEVALIER D’ASSAS
L a nuit tombait. Après une journée radieuse, un crépuscule d’une infinie tendresse jetait sa mélancolie sur le vieux Paris qui déjà semblait s’assoupir.
C’est à cette heure indécise où l’obscurité naissante luttait avec les dernières clartés du ciel dans les rues étroites où les rares lanternes de nuit ne s’allumaient pas encore, c’est à cette minute exquise de calme et d’apaisement qu’un jeune cavalier franchit la porte du Roule au pas de son cheval écumant et harassé.
Une rêverie profonde, un sourire inquiet des lèvres, une sorte d’extase aux yeux d’une lumineuse franchise, voilà ce qu’on eût pu lire sur la physionomie de ce cavalier si charmant par la jeunesse du visage, si séduisant par la svelte élégance de l’attitude, que nous avons entrevu sur la route de l’Ermitage à Versailles : le chevalier d’Assas !
Pauvre enfant dont le front pur semblait déjà se nimber dans une auréole de sacrifice !
C’était le soir même de ce beau jour d’automne où, dans la clairière ensoleillée, sous les frondaisons pourpres, il avait eu cette adorable vision qui l’avait tant bouleversé, et où il s’était heurté avec tant de soudaineté aux deux événements qui, avec le plus de force, peuvent faire battre un cœur de vingt ans, un noble cœur à l’aube de la vie :
Un amour ! Un duel !
Le duel… il n’y songeait guère, à vrai dire ; il avait à peu près oublié la dure figure et le regard métallique du comte du Barry.
Mais comme sa pensée, toute entière, s’attachait à cette étrange inconnue dont il ne savait rien sinon qu’elle demeurait rue des Bons-Enfants, en face de l’hôtel d’Argenson…
Belle ? ah ! certes… belle d’une beauté mièvre, blanche et nacrée, semblable à quelque nymphe des bois, avec l’envolée de ses cheveux, avec ses yeux où s’éveillaient des hardiesses et des curiosités déconcertantes, et où sommeillaient aussi des songes d’amour vagues, lointains et profonds.
Qui était-elle ?… Pourquoi une sourde inquiétude lui venait-elle en même temps qu’un désir insensé de la revoir, de l’entendre encore, de sentir sur lui la caresse moqueuse et douce de son regard ?
Pourquoi avait-elle fait sur lui cette prodigieuse impression ?
Pourquoi, dans son fier maintien, dans le charme même qui se dégageait d’elle, y avait-il on ne savait quoi de troublant ?
Le chevalier se posait ces questions en cheminant le long du faubourg Saint-Honoré.
Une de ces délicieuses angoisses, symptômes des grandes passions qui s’éveillent, étreignait sa poitrine depuis l’instant où lui était apparue cette suave créature dont l’image s’était à jamais gravée dans son cœur.
Par quels chemins était-il venu du fond du parc royal de Versailles jusqu’à Paris ?
Il n’eût su le dire.
Il avait éperdument galopé sans rien voir, et
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