La mémoire des flammes
jours et M. Keberk n’est guère bavard. J’attends des renforts du ministère de la Police générale, afin de mieux étudier cette question. Mes deux hypothèses sont les suivantes. Soit les Gunans se sont réveillés ce matin et ont découvert que M. Kevlokine avait été assassiné par quelqu’un qui avait pénétré chez eux durant la nuit. Ils ont alors pris peur. Ils craignaient d’être accusés de ce crime ou d’être arrêtés par la police pour leurs accointances avec un agent ennemi. Ils ont pris la fuite en catastrophe, avec leur gouvernante et une servante qui logeaient sur place. Soit, pour un motif que j’ignore, ils ont tué le comte Kevlokine. Quoi qu’il en soit, ils ne sont plus là et leurs deux domestiques non plus. Il manque diverses affaires personnelles : vêtements, peignes, bijoux, petits objets auxquels tenait le couple... Si vous voulez bien me suivre...
Il conduisit Margont dans une grande chambre au luxe enivrant : tableaux aux massifs cadres dorés, meubles en marqueterie, porcelaines de Sèvres ou de Saxe, tapis persans... Le corps du comte reposait près d’une cheminée, non loin d’un lit à baldaquin. L’homme était bâillonné. Il avait dans les quarante-cinq ans, était de forte corpulence. Ses joues, rougies, contrastaient avec la pâleur de sa peau. Le gris argenté de ses cheveux était presque lumineux. Il correspondait effectivement à la description que Talleyrand avait faite du comte Kevlokine. Dans cet univers paradisiaque tout en dorures et autres couleurs éclatantes, ses bras brûlés traçaient deux lignes d’une horreur rouge et noire. On lui avait attaché les mains avec le cordon de l’un des rideaux, mais ces liens avaient fini par se consumer. Il était vêtu d’un déshabillé, une longue redingote en piqué molletonné blanc et une culotte. Cette tenue servait plutôt le matin, au saut du lit. Mais les bourreaux de travail l’utilisaient également pour dormir, car elle était assez confortable pour être compatible avec le sommeil tout en permettant, en cas de réveil brutal, de traiter immédiatement une affaire urgente sans avoir à s’habiller. Il était pieds nus.
Margont s’approcha pour contempler le visage de Kevlolane. Il était indemne, à la différence de celui du colonel Berle. Margont se retourna et vit que Sausson l’observait avec attention, essayant de déduire ses pensées de ses gestes.
— On a oublié de me donner l’ordre de fermer les yeux... ironisa le policier.
Margont ne lui demanda pas de sortir et reprit son examen. L’emblème des Épées du Roi était épinglé à son vêtement de nuit, sur la poitrine, telle une décoration. Il ressemblait en tout point au symbole que Margont avait aperçu sur le colonel Berle. Le visage du comte, serein, contrastait avec l’état de ses bras rongés par le feu. En revanche, Margont ne repérait aucune blessure mortelle.
Un vacarme éclata dans la rue : cris, exclamations... Ayant reconnu l’une des voix, Margont se pressa à la fenêtre, oubliant de prendre des précautions pour demeurer caché. Jean-Quenin Brémond et le policier qui le conduisait étaient encerclés par quatre hommes. Jean-Quenin les accablait d’invectives – c’était un ange avec ses malades, ses confrères et ses amis, mais un personnage peu commode pour le reste de l’humanité. Son guide était obligé de hausser la voix pour expliquer qu’il était de la Police générale. D’autres personnes en embuscade surgirent des ruelles adjacentes pour converger vers eux.
— Imbéciles ! Butors politiques ! pesta Sausson. Et l’autre idiot qui est passé par-devant au lieu d’emprunter la porte de derrière, comme d’habitude !
Il ouvrit la fenêtre avec une telle précipitation qu’un carreau se brisa sur la patère d’un rideau, semblant voler en éclats sous le seul effet de la fureur du policier.
— Laissez-les passer ! hurla-t-il.
Les assaillants refluèrent, tels des cafards surpris par la lumière. L’instant d’après, on ne les voyait plus ! Mais Jean-Quenin continuait à les insulter : malotrus, rustres, on offensait une fois de plus le Service de Santé des Armées, ils avaient de la chance qu’il soit pressé, le ministre de la Police générale allait certes oui recevoir un courrier... Quand il s’engouffra dans la maison, on l’entendait encore lancer des imprécations. Sausson devança la question de Margont.
— Ce sont des policiers, comme moi, mais
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