La mémoire des flammes
nous ne sommes pas de la même paroisse, oh non ! Je m’occupe des affaires criminelles, eux des politiques, vous de je ne sais quoi... Eux travaillent pour Joseph I er , moi pour les Parisiens, et ce n’est sûrement pas synonyme... Ce seul meurtre a déclenché une triple enquête ! Dire que, quand une lavandière reçoit un coup de couteau, mes supérieurs me reprochent de consacrer trop de temps à traquer le coupable ! Tous ces gaillards sont arrivés avec M. Palenier. Tout cela parce que j’ai prononcé le nom de Kevlokine. Ils attrapent au collet les gens qui s’apprêtent à pénétrer chez les Gunans. Mais il y a tellement de visiteurs que, en fin de journée, ils auront arrêté tout Paris !
— C’est astucieux. Les vrais royalistes seront noyés dans la masse, il sera difficile de faire le tri... Chacun d’entre eux doit avoir pris soin de se confectionner une couverture.
Jean-Quenin arriva d’un pas furieux, sa mallette à la main, l’uniforme dissimulé sous un manteau clair, le visage écarlate. Il ouvrit la bouche pour parler, mais son ami l’arrêta d’un geste.
— L’inspecteur Sausson, que voici, ne doit rien savoir sur moi, précisa-t-il. Peut-être va-t-il nous laisser...
Il lui en coûtait de parler ainsi. Sausson se raidit. Ses lèvres se plissèrent et disparurent avec les mots qu’il ravalait. Il tourna le dos et sortit en claquant la porte.
Jean-Quenin contempla la victime.
— Dans quel guêpier t’es-tu encore fourré, Quentin ?
Son expression, lasse et désolée, en disait plus long encore.
— Peux-tu examiner ce corps, s’il te plaît, Jean-Quenin ? Je ne te dis rien pour ne pas t’influencer.
Tandis que le médecin-major s’exécutait, Margont s’approcha de la cheminée. Ici, l’odeur de chair brûlée était presque insupportable. Des taches de graisse parsemaient les pierres du foyer, ainsi que des lambeaux de vêtements calcinés. Le comte avait dû se coucher tandis que le feu brûlait encore. L’assassin l’avait-il tué dans son sommeil avant de traîner le corps jusqu’à l’âtre ? Jean-Quenin déshabilla le cadavre.
— Je n’y comprends rien... Ici aussi, cet homme a été brûlé après avoir été tué. En revanche, je ne parviens pas à déterminer la cause de la mort ! C’est bien la première fois que j’entends parler d’un crime de ce genre. Peut-être l’a-t-on empoisonné... Un poison assez lent à agir, qu’il aurait avalé au souper ou en buvant une tisane avant de se coucher et qui aurait fait effet tandis qu’il dormait... Toutefois, cette hypothèse est bizarre... Cela voudrait dire que l’empoisonneur est venu au moins deux fois : pour verser le poison, puis pour commettre ces mutilations, car il n’est quand même pas resté pendant des heures caché dans cette maison... Or tu sais que je m’intéresse aux affaires criminelles et c’est d’ailleurs à toi que je dois cette manie. Eh bien, je peux te dire que, le plus souvent, les meurtriers qui emploient le poison choisissent ce moyen justement pour ne pas avoir à toucher leur victime, parce que cela leur répugne !
Margont était perplexe.
— Sommes-nous vraiment sûrs qu’il s’agisse du même assassin que celui du colonel Berle ? Tantôt je suis persuadé que oui, tantôt c’est l’inverse... Il existe à la fois des points communs flagrants et des différences tout aussi manifestes.
— Attends, je t’ai parlé de poison, mais ne te lance pas trop vite sur cette piste ! Ce n’est qu’une hypothèse, parce que c’est la seule arme que je connaisse qui puisse donner la mort tout en laissant un corps apparemment indemne. Mais il se peut également que cette personne ait été réveillée par un bruit, qu’elle ait aperçu l’intrus dans sa chambre et que son coeur, fragilisé par l’âge et les excès de bonne chère, n’ait pas supporté la bouffée de frayeur... Ou bien une variante de cette deuxième théorie : on pourrait encore supposer que le coeur n’a pas résisté aux douleurs suscitées par les premières brûlures, mais que l’assassin a quand même continué à brûler sa victime...
— Mais son visage exprime la tranquillité... Cela n’indique-t-il pas qu’ici aussi cet homme a été mutilé après avoir été assassiné ? Peut-être même a-t-il été tué dans son sommeil tant il paraît paisible, les yeux fermés. Puis le meurtrier l’a bâillonné et lui a lié les mains, toujours pour faire croire
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