La momie de la Butte-aux-cailles
que nous avons reçue hier matin m’était étrangère. Étant donné la diligence de M. Ballu à l’escorter, j’en ai déduit qu’il s’agissait d’une relation fort ancienne.
— Décrivez-la-moi, ordonna la concierge.
Armande Simonet n’appréciait pas qu’on lui parlât à l’impératif. Elle tisonna les bûches brasillant dans la cheminée avant de répondre :
— Taille moyenne, cheveux teints, couleur auburn, de mauvais goût. Visage d’une banalité affligeante.
— Son nom ?
— Quelque chose comme Pioche… Zut ! Ça m’échappe, Amandine, Albertine… Ce dont je suis sûre, c’est qu’elle exerce une profession mercantile, elle a mentionné une emplette très curieuse quand M. et Mme Dussault quittaient la maison, ils me l’ont répété. J’ose croire que cette péronnelle monnaie des denrées plus attrayantes que ses charmes, qui n’ont rien de propre à séduire un homme tel que M. Alphonse. Mais je m’interroge, cette coiffeuse, cette Lucy, à qui il voue ses dimanches – voilà pourquoi il vous propose désormais des sorties en semaine –, est un brin vulgaire. Me serais-je trompée sur le compte de votre parent ?
— Albertine Pioche… Ça serait pas plutôt Alexandrine Piote ? s’écria Micheline Ballu, la mémoire subitement ranimée.
— J’ai l’impression que c’est en effet cela. Et Mme Simonet ajouta perfidement :
— Vous êtes au fait de leur affinité ?
Cette question demeura en suspens, faute d’interlocutrice. Micheline Ballu s’était précipitée vers la rue, la bouche pleine d’imprécations à l’encontre de Victor Legris. N’était-ce pas lui qui avait présenté cette marchande à Poulot ?
— Ah, si Alphonse s’est amouraché d’elle, je lui réserve un chien de ma chienne, à m’sieu Legris ! Gronda-t-elle.
14 septembre
À trois reprises Maurice Laumier avait traversé la cour et, au moment de frapper, s’était ravisé. Quoique l’aide apportée par Victor Legris en 1894 eût établi une relative entente entre les deux hommes, le peintre conservait une pointe de méfiance envers le libraire qui lui avait jadis soufflé la jolie Tasha.
« Il est rudement doué pour enquêter à la barbe de la police, et il s’est dévoué lors de la disparition de Loulou, mais il est un tantinet prétentieux, ce photographe dilettante qui joue aux créateurs ! N’empêche, c’est sans doute le seul qui se laissera taper. Alors foin de tes scrupules ! » se convainquit Maurice Laumier.
Il se décida à toquer.
Tasha le reçut vêtue d’une simple camisole et d’un jupon mal dissimulés sous une pèlerine, son chignon dénoué. Ce négligé magnifiait ses attraits.
— Maurice, quelle surprise ! Victor se rase.
À peine s’éloignait-elle vers le cabinet de toilette que le peintre effleura le galbe d’une épaule qu’il étreignit.
— Minute, papillon, laisse-moi profiter de notre intimité. Tu embellis de jour en jour.
— Chéri ! On te réclame.
Maurice Laumier adopta une expression d’autant plus désolée qu’à l’exclamation de Tasha se joignirent les miaulements de Kochka, dite Demi-Pinceau, ravie de se frotter à des pantalons noirs.
— C’est malin, je suis couvert de poils, marmotta le peintre à l’instant où Victor surgissait.
— Laumier ! Quel bon vent vous amène ? Vous avez déjeuné ?
Ils partagèrent un café dans la cuisine où ronflait une salamandre.
— Comment va Mimi ?
— Couci-couça, elle vous envoie ses amitiés. Si vous le permettez, je vais rafler un de ces croissants. C’est qu’elle mange rarement à sa faim, la pauvrette.
— Qu’est-ce que tu nous chantes ?
— La vérité pure, ma cocotte – pardonnez ma familiarité, Legris. Tu as oublié la maigre chère et le gousset mité qui sont le lot des rapins.
— Tu étais pourtant sur la voie du succès il n’y a pas si longtemps, lorsque tu te targuais de croquer Georges Ohnet, objecta Tasha.
Maurice Laumier et Victor se soupesaient mutuellement. Victor fit rouler une cigarette entre ses doigts.
— Vous êtes gêné aux entournures, Laumier ? Vingt francs suffiront ?
La mine sombre, Maurice Laumier commença par repousser l’argent que lui allouait Victor, puis l’empocha prestement.
— En matière d’art, les engouements changent vite. Ma technique cloisonnée n’a plus l’heur de plaire à ces messieurs les gendelettres et les mondains. Trop académique, soutiennent-ils.
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