La momie de la Butte-aux-cailles
inutile de se montrer tendre et pressant.
Square Montholon. D’ores et déjà il était certain de capituler, aussi profonde et sincère que fût son inclination pour Djina. Eudoxie Maximova, c’était l’aventure, une friandise prohibée qui rend fou, jusqu’à l’écœurement. Djina, c’était la sécurité, avec elle il avait envie de parler, de badiner, de l’écouter avant de faire l’amour, après quoi il se sentait comblé et enrichi.
Il rangea le bristol dans son portefeuille. Square Montholon. Il faudrait se cacher. Était-il de taille à manœuvrer sur deux fronts sans la moindre culpabilité ? Djina ne saurait rien, ce que l’on ignore ne peut faire de mal.
Depuis le seuil du Rendez-vous des cochers où il noyait son affliction, Nestor Belgrand observait d’un œil vide un employé municipal arroser la chaussée du boulevard. Un maraîcher s’échinait à fixer sur la tête de sa rosse un chapeau de paille qui laissait passer ses oreilles par des trous ménagés sur les côtés. Deux gardiens de la paix arpentaient le bitume en s’épongeant le visage. Ils jetèrent un regard suspicieux à Nestor, à son menton en galoche et à sa trogne chiffonnée où luisait un nez proéminent briqué à l’encaustique, mais la chaleur les dissuada d’épingler un poivrot qui ne troublait pas l’ordre public. Ils s’éloignèrent en devisant. Nestor hoqueta, les larmes ruisselèrent sur ses joues. Morte ! Elle était morte par la faute d’un chemineau qui lui avait vendu un poisson pourri. On l’avait empêché de la voir.
« Ces fumiers de carabins vont la découper en morceaux ! T’en fais pas, Adélaïde, j’vais t’faire justice. »
Nestor se décida à retourner dans la maison de la rue Corvisart, ce serait pour ce soir. Au cours de l’été, il avait croisé plusieurs fois le chemineau au poisson venimeux, il savait qu’il se dissimulait quelque part dans le fouillis de plantes, derrière le mur. Quoi qu’il lui en coûtât, il allait le débusquer.
Des images fugitives s’imposaient à lui et décuplaient sa rage et son chagrin. Terminé la vie douillette à La soupente garnie. Le décès d’Adélaïde anéantissait l’univers qu’il s’était forgé loin de l’adversité. Jamais plus il ne serrerait contre lui le corps alangui de sa maîtresse, qui poussait la bienveillance jusqu’à lui porter son café au lit. Jamais plus il n’irait acheter des bâtards chez la mère Gazelle dont la boulangerie embaumait le pain croustillant, ni des œufs chez la mère Blondeau. Il était orphelin, sans toit, sans argent, avec son lumbago pour compagnon d’infortune. A présent, l’unique perspective qui s’offrait à lui, c’était les taudis de la cité Jeanne-d’Arc, repaires des repris de justice et des misérables. Il faudrait qu’il s’y fasse tout petit parce que, avec les ans, ses relations clairsemées et ses combines devenues caduques ne lui seraient d’aucun secours.
Le soir semblait affamé et s’attaquait de plus en plus vite à l’éclat du jour. Nestor pestait. Son ventre était trop lourd et ses jambes empâtées peu rompues à l’exercice. Seule la volonté de venger Adélaïde l’incitait à prendre le taureau par les cornes.
Deux prostituées battaient le pavé près d’un bec de gaz anémique. Elles lui lancèrent des quolibets, il les agonit de grossièretés sans ralentir la cadence.
Il repéra le trou dans le mur. Il n’était pas du genre « Avec qui voulez-vous lutter ? ». Ses méthodes multiples et retorses méprisaient les règles de la chevalerie. Il s’insinua sous une futaie vers le gros rocher gravé d’un « Nono aime Nini » où il paressait au frais pendant les jours d’été. Il ricana en sourdine car, à proximité, il trouva une boîte de conserve éventrée, une bouteille vide et une lanterne Levant hors d’usage. L’autre était là, et puisqu’il était là il ne manquerait pas d’allumer un feu.
Tête basse, il s’engagea sur le mail qui menait à la propriété. Il connaissait la maison pour y avoir plus d’une fois cuvé son vin et le parc lui avait livré ses secrets.
« Attends un peu, j’vais t’faire la peau, tu vas souffrir et tu sauras pourquoi. »
Entre les taillis, une lumière approchait. Il se faufila d’arbre en arbre, en longeant une piste parallèle à l’allée. Une chouette hulula.
— Le voilà, murmura-t-il.
Accroupi dans les hautes herbes, il éprouva la même réaction
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