La momie de la Butte-aux-cailles

serait autorisé à la voir, je me suis permis de signaler ma profession.
    — Je suis désolé de vous apprendre que nous avons dû isoler le corps, par mesure d’hygiène. Je suis quasiment sûr que cette patiente avait contracté la maladie du charbon. L’autopsie nous le confirmera. C’est très ennuyeux et je préférerais que vous ne l’ébruitiez pas. Elle aura manipulé des viandes avariées sans en pressentir la nocivité. C’est ce qui se produit sur les marchés et dans les boucheries de second ordre, où les morceaux de basse qualité sont quelquefois imprudemment maniés par le patron ou le client, il suffit d’une écorchure…
    — Comment estimez-vous que Mme Lesueur ait été contaminée ?
    — Elle tenait un restaurant, n’est-ce pas ? Son mari a fait mention d’une arête de poisson, c’est possible, la moindre plaie est de nature à provoquer l’inoculation du charbon. Deux jours après l’incident, on note sur l’épiderme un point comparable à une piqûre de puce, qui entraîne chaleur et démangeaisons. Ensuite apparaît une petite pustule, puis, peu à peu, la douleur et le gonflement augmentent et il se forme de nouvelles pustules. Si l’on néglige de se soigner aux antiseptiques et au quinquina, le mal se propage au tissu cellulaire avant d’attaquer les muscles et les parties profondes. Il est hélas généralement fatal aux animaux et aux humains.
    — L’ingestion d’une viande souillée serait-elle susceptible de transmettre cette maladie ? demanda Victor, se rappelant avoir mangé un steak pommes Pont-Neuf rue de l’Éperon la semaine précédente.
    — La viande rôtie conserve parfois des bactéries, oui, c’est plausible. Les dangers liés à la consommation de chairs gâtées dépendent des préparations culinaires L’essentiel, c’est que la viande soit de premier choix, et surtout bien cuite. Voilà, monsieur. J’ai prévenu les services de santé. À vous de garder la discrétion recommandée en de telles circonstances. Je regrette de vous avoir confié ce que j’ai révélé au mari de cette dame, anéanti par son décès. Puisque vous êtes une relation intime, vous feriez assurément mieux de le surveiller, au cas où le chagrin le pousserait à commettre une bêtise…
    Boulevard Arago, Victor observa un moment des clochards vautrés sur un banc, qui mastiquaient avec application un bout de pain et une croûte de fromage. Il s’en voulait de ne pas, à l’instar de sa sœur, avoir renoncé au régime carné, comme il l’avait désiré en découvrant les abattoirs de la Villette, en 1894.
    « Deux ans, déjà ! Dans quel gouffre ces semaines ont-elles été aspirées ? Pourtant, c’est toujours moi, à Paris, maintenant… Mon cher, tu t’égares. Adélaïde Lesueur s’entaille le doigt à cause d’un poisson, qui a été pêché dans la pièce d’eau de la maison où sont entreposés des restes viciés. Cette histoire ne tient pas debout : les fragments momifiés se morfondaient à l’intérieur d’une cave, à bonne distance du bassin. J’omets un point… Ah ! La tornade. Le trimardeur a vendu sa carpe le même jour. Mais le vent n’a pu s’insinuer dans le sous-sol. À moins que… cette chose à tête de chien que Joseph prétend avoir examinée… L’ouragan la renverse, elle trempe dans la mare, les poissons s’en nourrissent. Et Mme Adélaïde Lesueur en meurt. Tout comme ce débardeur du Dakar dont Antonin Clusel a narré la triste fin et qui présentait des symptômes similaires à ceux d’Adélaïde. Victor, concentre-toi et récapitule. Alexandrine Piote a été assassinée pour la possession d’un carnet couvert de formules, qui servent probablement à élaborer une potion. Ce carnet a, par l’opération du Saint-Esprit, échoué dans l’estomac d’une carpe batifolant dans le bassin d’une propriété abandonnée. Un vagabond, surnommé Bringolo, harponne cet animal le 10 septembre et le dépose chez Mme Lesueur, qui chope un empoisonnement mortel. C’est époustouflant mais ça prend tournure. Des inconnues demeurent. Quid d’Alphonse Ballu ? Dois-je me soucier de ce Nestor ? Et puis la moitié de ce qui était consigné dans ce calepin est illisible ! Il faut que je prévienne Joseph immédiatement. »
     
    Les pupilles écarquillées, Joseph s’hypnotisait en relisant les phrases incomplètes recopiées par Victor. Au grand agacement de Kenji, plongé dans ses fiches, il ne cessait de siffloter