La mort bleue
faire cela dans le cas des lieux de loisir⦠Cela ne donnera absolument rien si les ateliers, les manufactures, les commerces demeurent ouvertsâ¦
â Cela sauverait quelques vies.
Hamelin inclinait à penser que la maladie se répandait terriblement vite, puisque Québec se trouvait déjà atteinte. Un examen attentif de tous les journaux disponibles lui donnait lâimpression que Boston avait été la première localité frappée en Amérique. Les journalistes dressaient à peine le constat de la situation et, déjà , la contagion faisait des victimes à des centaines de kilomètres au nord.
Seules des mesures susceptibles de réduire les contacts entre la population pouvaient réduire les dégâts.
â Vous nâêtes pas sérieux, continua le fonctionnaire.
Lâhomme reprit après une pause, véhément :
â Paralyser lâéconomie est impossible. Nous en arrivons sans doute aux dernières semaines de la guerre. Il faut au contraire produire encore plus, pour tout envoyer en Europe.
Cette dimension du problème avait échappé au docteur Hamelin. Bien sûr, non seulement lâeffort de guerre participait à la propagation des germes à cause des déplacements de personnes sur de longues distances, mais les mesures de quarantaine se heurteraient à une sévère résistance de la part des autorités politiques ou militaires.
â Si la maladie se répand partout, la production sera plus durement affectée encore. La prévention nuira un peu, la contagion, beaucoup.
Son interlocuteur secoua la tête et répondit sur un ton de remontrance :
â Je pense que le décès de votre patient vous affecte plus que de raison. Ce genre de réaction émotive est incompatible avec votre profession.
â La description de la situation à Boston fait frémir.
â Je ne veux pas vous chasser, mais je nâai pas encore dîné, et je dois auparavant terminer ce rapport.
Le médecin hygiéniste tenait maintenant son porte-plume à la main, prêt à le tremper dans lâencrier posé au milieu de son bureau. Lâattitude valait un congédiement. Hamelin tenta encore :
â Vous pourriez convoquer le Comité dâhygiène de la Ville. Je viendrai expliquer la situation à ses membres.
â Si je juge que la situation justifie une réunion du Comité, croyez-moi, je procéderai sans tarder. Merci de votre visite, cher collègue.
Le ton contredisait les paroles prononcées. Après une hésitation, le visiteur quitta son siège en murmurant un « Au revoir » sans conviction.
* * *
â Un peu plus et il me disait de changer de métier!
De nouveau, Charles Hamelin avalait un souper tardif dans la cuisine de son domicile de la rue Dorion. Il terminait le récit de sa conversation avec son collègue Paquin. Il continua :
â à ses yeux, je réagis exagérément à la mort de mon patient.
Ãlise lui adressa son meilleur sourire consolateur, songeant quâau-delà de la menace dâépidémie, son époux se trouvait toujours profondément touché par le sort de ses patients les plus malheureux. Si cette sensibilité émouvait son amoureuse, elle représentait tout de même un handicap dans lâexercice de sa profession.
â Il ne prendra aucune mesure pour limiter la contagion?
â Aucune. Le vieil imbécile a même évoqué lâeffort de guerre pour justifier son inaction.
Il repoussa son assiette, saisit sa tasse de thé. Après une gorgée, il convint :
â En conséquence, jâai gaspillé une partie de la matinée en pure perte. Ton père sâest retrouvé avec mes patients sur les bras, en plus des siens.
â Je suis certain quâil a comprisâ¦
â Oh! Il partage un peu mon inquiétude. Mais quand je suis arrivé au bureau au milieu de lâaprès-midi, son visage nâaffichait pas sa bonhommie habituelle.
Dans le cas du bon docteur Caron, cela constituait un symptôme que quelque chose, ou quelquâun, lui tombait lourdement sur les nerfs.
â Maintenant, vas-tu abandonner cette question?
â Comment le pourrais-je? Si jâai tort, jâaurai simplement lâair dâun idiot. Cela ne me fera pas grand mal.
Il avala un peu de thé, demeura songeur un
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