La mort bleue
instant, puis continua :
â Imagine que jâaie raison. Il convient de faire quelque chose pour limiter la contagion. Nous nâavons aucun traitement médical raisonnablement efficace contre la pneumonie.
Lâhomme marqua encore une pause, puis il poursuivit, un ton plus bas :
â Toi aussi, tu dois te lasser de ma lubie. Au lieu de mâoccuper de mon cabinet et même de ma famille, je me lance contre des moulins à ventâ¦
Elle allongea la main pour la poser sur la sienne, avant de répondre :
â Tu nâas pas encore compris quel effet les don Quichottes font au cÅur des femmes.
â Disons que le roman est bien décevant à ce sujet. Dulcinée ne répond guère à ses attentes.
â Cela prouve seulement quâil ne sâagit pas dâune Åuvre réaliste. Dans la vraie vieâ¦
Tous les deux se levèrent à demi afin de sâembrasser au-dessus de la table. Elle demanda, en retrouvant sa chaise :
â Tu nâas pas pensé à discuter de la question avec un journaliste?
Son époux la regarda un moment, sans comprendre.
â Si le Comité dâhygiène ne fait rien, au moins les habitants de la ville prendraient des précautions individuellement. Présentement, personne nâest au courant de la menace.
â Mais les gens ne pourront rien faire. Il faut mobiliser les pouvoirs publics.
â Si on leur rappelle comment sâopère la contagion, ils se passeront dâune soirée au théâtre ou dâun verre à la taverne à la sortie de lâatelier.
â Jâaimerais mieux fermer les théâtres et les ateliers.
Ãlise tapota le dos de sa main avec la sienne. Les enfants tenaient certainement de leur père leur attitude un peu butée.
â Surtout, les autorités municipales seraient bien vite forcées à lâaction, insista-t-elle. Tous ces échevins devront faire face à leurs électeurs dans un futur assez proche.
Il acquiesça, quitta sa chaise en lui tendant la main. La vaisselle attendrait jusquâau matin. Tout à coup, il tenait à vérifier lâampleur de son pouvoir de séduction sur sa dulcinée.
* * *
La façade du restaurant donnait sur la place dâArmes et, au-delà de celle-ci, sur la masse imposante du Château Frontenac . Au téléphone, le journaliste du Soleil avait dâabord exprimé son plus grand scepticisme. Seule la promesse dâun repas gratuit avait convaincu le pique-assiette dâécouter son histoire. Un peu après midi, Hamelin vit entrer un jeune homme de vingt ans à peine, au costume de tweed un peu élimé, coiffé dâune casquette du même tissu. Il se leva pour lui serrer la main, reprit sa place en disant :
â Je vous remercie dâêtre venu. Vos lecteurs vous en seront certainement reconnaissants.
â Docteur Hamelin, en réalité je ne sais pas vraiment pourquoi jâai accepté.
Le gratte-papier reçut le menu tendu par un serveur, prit la peine de commander avant de tendre lâoreille.
â Vous devez certainement lire les journaux américains, affirma le médecin en le fixant dans les yeux.
â ⦠Je ne mâoccupe pas de politique internationale. Seulement du municipal.
Plus vraisemblablement, ce garçon devait avoir interrompu son cours classique pour pratiquer un métier mal payé. Il demeurait peu probable quâil maîtrise assez bien lâanglais pour lire les journaux du pays voisin.
â Ils rapportent de nombreux foyers dâinfluenza. La maladie semble se distinguer des infections habituelles par son caractère très contagieux. Elle a dâabord touché les camps militaires, puis les civils des villes situées près de ceux-ci.
Lâautre lui présenta des yeux vides, comme si le sujet lui semblait sans intérêt.
â Lâépidémie a frappé aussi dans la ville de Québec. Ce sont sans doute des marins américains qui ont transporté les germes ici.
â ⦠Je nâen ai pas entendu parler.
â Justement, vous aurez la primeur!
Cette perspective ne parut pas soulever un enthousiasme particulier chez son interlocuteur. Le docteur Hamelin sâengagea dans le récit de la mort du jeune commis de banque. « Il avait votre âge », souligna-t-il.
Pendant une demi-heure, il multiplia les
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