La mort bleue
premiers mots de lâexplication avaient suffi à amener lâemployé à moins de désinvolture. Les « messieurs distingués » méritaient certains égards. Puis, le mot « contagion » ravivait le souvenir des grandes catastrophes du siècle précédent, quand des bateaux chargés dâimmigrants apportaient le choléra sur les rives du Saint-Laurent.
â Jâai remarqué aussi que plusieurs marins toussaient. Certains ont même des mines de déterrés, ces derniers jours. Curieux tout de même, nous ne sommes pas dans la saison de la grippe.
Lâanomalie sautait aux yeux dâun employé du port, mais elle semblait échapper au médecin hygiéniste de la Ville, constatait Hamelin. Le sens commun prévalait parfois sur les longues études. Il hocha la tête, puis sâenquit :
â Pas de décès?
â Sur les navires? Non, pas à ma connaissance, mais les capitaines se font discrets à ce sujet. Aucun dâentre eux ne veut passer des jours et des jours en rade. Le temps, câest de lâargentâ¦
Lâhomme marqua une hésitation, comme si une information lui revenait à lâesprit.
â Savez-vous quelque chose?
â La semaine dernière, une douzaine de gars ont été hospitalisés.
â Câest beaucoup!
â Pas tant que cela. Avec la guerre, le port a été très occupé depuis la fonte des glaces. Cela veut dire que des milliers de matelots débarquent ici toutes les semaines, pour des escales plus ou moins longues.
Le conflit entrait dans une phase cruciale, les sous-marins allemands se faisaient moins menaçants. LâAtlantique devenait un chemin très fréquenté, tout ce qui pouvait flotter passait dâun continent à lâautre, chargé de marchandises diverses.
Le gros homme prit le temps de sâéponger le front, puis il poursuivit le fil de son idée :
â Dans ce cas-là , le plus bizarre, câest que les marins malades venaient de deux navires seulement. Dâhabitude, il y a un malade ou un blessé ici, un autre là â¦
â Dâoù venaient ces bâtiments?
â De la Nouvelle-Angleterre.
Lâarticle de La Patrie lui revint en mémoire. La contagion devait toucher aussi le port de Boston. De là , elle essaimerait sans doute sur tous les océans. Hamelin inclina la tête en guise de remerciement, demanda encore :
â Avez-vous le téléphone?
â Vous voulez rire! Câest tout juste sâils me permettent dâapporter cette chaise de chez moi.
* * *
Une fois revenu à la Haute-Ville, chercher un téléphone ne servait plus à rien. Hamelin se présenta à lâentrée principale de lâhôtel de ville, dans la rue Desjardins, sans sâêtre annoncé.
â Le docteur Paquin se trouve-t-il dans son bureau? demanda-t-il au planton en uniforme, de faction près de la porte.
â Qui désire savoir cela?
â Le docteur Charles Hamelin.
Lâévocation de sa profession agit de nouveau pour réduire la nonchalance de son interlocuteur.
â Je lâai vu entrer ce matin, je ne sais pas sâil se trouve encore dans la bâtisse. Vous savez où est son bureau?
Lâhomme ne paraissait guère disposé à lui servir de guide dans le grand édifice municipal. Sur un hochement de tête affirmatif, le visiteur sâengagea dans un long couloir, gravit un escalier avant de se trouver devant une porte ouverte. Il frappa légèrement sur le cadre pour attirer lâattention de lâoccupant des lieux, demanda ensuite :
â Docteur Paquin, puis-je prendre un peu de votre temps?
â ⦠Il me semble vous connaître.
â Hamelin. Jâai été dans votre classe, il y a au moins dix ans. Surtout, jâai participé à quelques réunions du Comité dâhygiène.
Homme au cÅur sensible, ce praticien endurait mal le défilé des patients dans un cabinet de consultation. Aussi son temps se partageait entre son emploi de médecin hygiéniste au service de la Ville de Québec et celui de professeur à la Faculté de médecine de lâUniversité Laval, située tout au plus à quelques minutes de marche.
â Je vous replace maintenant.
De la main, il désignait la chaise devant son bureau.
â Quâest-ce
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