La mort bleue
à la recoucher en disant à la malade :
â Il est préférable de vous descendre à lâinfirmerie. Vous serez infiniment mieux dans un lit capable de vous maintenir en position assise, dans une pièce plus aérée que celle-ci.
Lâhomme prit une serviette dans une cuvette placée sur une table de chevet, essuya un peu le front luisant de sueur. Elle avait entendu la même recommandation deux jours plus tôt, pour voir le souffle du patient sâéteindre peu après.
â Je vais aller rejoindre Jésus.
La voix rappelait étrangement celle dâune toute petite fille. Charles pensa à Estelle, qui avait tenu sa main jusquâà lâécole des ursulines, un peu plus tôt ce matin-là .
â Vous le rejoindrez certainement un jour. Mais nous allons tous les deux faire notre possible pour que ce soit dans cinquante, ou même soixante ans, nâest-ce pas?
Elle acquiesça dâun petit signe de tête en fermant les yeux. Le médecin prit sa main dans les siennes, remarqua les ongles violacés. Le sang ne circulait plus très bien dans son corps. Un moment plus tard, dans le couloir, il indiqua à mi-voix :
â Ses poumons sont atteints. Descendez-la maintenant, laissez-la assise. Malgré sa maigreur, elle paraît de bonne constitution. Avec un peu de chanceâ¦
« Un médecin ne devrait jamais invoquer la chance, mais la qualité de son traitement », songea-t-il en secouant la tête. Les mots de la directrice lui revenaient en mémoire. Une fois dans cet état, le malade semblait aussi susceptible de reprendre du mieux que de sombrer dans la mort. La religieuse se livrait sans doute à la même réflexion :
â Nous sommes tous entre les mains de Dieu. Que sa volonté soit faite.
Elle sembla secouer son pessimisme, reprit dâune voix mieux assurée :
â Nous suivrons vos indications, bien sûr. Merci, docteur.
Elle le laissa retrouver seul son chemin vers la sortie.
* * *
Le souvenir de la petite religieuse ne lui sortait pas de la tête. Vingt ans à peine! Son trouble demeurait si profond quâil ne trouva pas le courage de retourner à son cabinet. Abandonnant ses patients à son beau-père â une faute pour laquelle il lui présenterait de plates excuses en soirée â, il prit à droite dans la côte du Palais afin de regagner la Basse-Ville. Dans la rue Saint-Paul, il porta machinalement ses pas vers le port, désireux de savourer un peu lâair du large.
Assis sur une bitte dâamarrage, il profita longuement de la vue offerte sur le fleuve, entre deux coques rouillées de navires au mouillage. à quelques milles, lâîle dâOrléans offrait ses côtes verdoyantes aux regards. Le soleil lui chauffait le dos à travers sa veste, un présent de lâété finissant. Le médecin arrivait tout juste à retrouver la contenance nécessaire pour regagner son cabinet quand un groupe de marins passa à sa portée. Lâun dâeux fut pris dâune quinte de toux. Lâhomme reprenait à peine son souffle quâun autre se plia en deux pour la même raison.
« Les germes ne voyagent pas quâen train », maugréa Charles en quittant son siège improvisé.
Il marcha vers une guérite où un planton devait surveiller les allées et venues des matelots et des débardeurs. Les quais demeuraient un lieu propice à différents commerces illicites; ce maigre effort de surveillance ne les ferait pas disparaître. Le gros homme de faction, affalé sur une chaise branlante, faisait entendre une respiration sifflante. Son état laissait présager que toutes les poursuites tourneraient à lâavantage des contrebandiers.
â Je viens dâentendre un homme tousserâ¦
â Avertissez tous les journaux. La nouvelle intéressera sûrement les lecteurs limités aux rumeurs dâun armistice prochain depuis deux semaines.
Hamelin ne put réprimer un sourire devant le sens de la repartie du bonhomme. Il affecta néanmoins une certaine sévérité en continuant :
â Je suis médecin. Savez-vous quâil existe une loi sur la quarantaine dans les ports? Quand tout le monde tousse sur un navire, il convient de poser des questions et, si nécessaire, de prendre des mesures pour prévenir la contagion.
Les
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