La mort bleue
qui vous amène?
â Une inquiétude me tenaille depuis quelques jours. Avez-vous remarqué le grand nombre de cas de grippe chez nos concitoyens?
Lâautre arqua les sourcils, intrigué.
â Cela a commencé il y a une semaine, tout au plus. Les gens viennent à mon bureau avec tous les symptômes de lâinfluenza. Chez certains, cela se complique très vite. Jâai vu quelques personnes succomber à une pneumonie, à lâHôtel-Dieu.
â Cela arrive malheureusement avec une certaine régularité. Tous les hiversâ¦
â Nous sommes en septembre.
Lâinterruption fit apparaître un masque sévère sur le visage de Paquin, un peu comme sâil était en classe devant un étudiant assez impoli pour perturber la leçon.
â Au gré de votre pratique médicale, sâimpatienta-t-il, vous avez sûrement constaté que la grippe frappe en toute saison, même si elle survient plus souvent lâhiver.
Le visiteur tenta de changer de tactique :
â Avez-vous lu La Patrie , hier?
â Câest une feuille de Montréal.
Ce simple motif incitait sans doute de nombreux habitants de la vieille capitale à ne pas y toucher.
â En première page, un article signalait une épidémie de grippe dans les camps militaires. La contagion touche les civils de la région de Boston.
â Toutes les épidémies de grippe prospèrent dans des environnements de ce genre, vous lâavez certainement appris.
Lâhomme ne chercha pas à dissimuler sa mauvaise humeur devant le changement de sujet apparent. Hamelin essaya de résumer sa pensée :
â La contagion, si jâen juge par cet article, paraît virulente, et les symptômes plus sévères quâà lâaccoutumée.
â Les journalistes exagèrent toujoursâ¦
â Je crains que cette épidémie nâait gagné Québec. On mâa dit tout à lâheure que des marins de la Nouvelle-Angleterre ont été hospitalisés dans notre ville, il y a quelques jours.
Le médecin hygiéniste laissa échapper un soupir dâexaspération, mais ne dit pas un mot, soucieux de ne pas se faire interrompre une fois de plus.
â De mon côté, je reçois depuis un bon moment déjà des patients qui présentent les symptômes décrits dans le journal. Nous pouvons poser lâhypothèse quâil sâagit de la même maladie, car les échanges avec cette région sont quotidiens.
Lâautre attendit un moment, puis conclut enfin :
â En conséquence, vous êtes donc venu me signaler lâéclosion dâune épidémie dâinfluenza dans notre ville.
Le ton exprimait combien la démarche lui paraissait futile.
â Il faut prendre des mesures pour limiter la contagion.
â Nous ne parlons ni de la peste, ni du choléra.
â Le journal signalait de nombreux décèsâ¦
Avant de se faire donner une leçon sur les tendances des publicistes à amplifier le moindre événement pour vendre de la copie, Charles Hamelin ajouta bien vite :
â Jâai moi-même constaté ce fait à lâHôtel-Dieu. Mardi, lâun de mes patients âgé de vingt-trois ans est décédé. Imaginez, mourir de la grippe à cet âge!
â ⦠Câest malheureux, mais nous perdons tous des patients, parfois très jeunes.
Dans ce bureau exigu et poussiéreux, pareille éventualité ne risquait pas dâarriver à Paquin.
â Nous nây pouvons rien, continua-t-il encore. Essayez dâoublier. Vous mettre dans un état pareil à cause de ce triste dénouement risque de ruiner votre carrière.
Hamelin secoua la tête, agacé par la nouvelle tournure de la conversation.
â Jâai déjà perdu des patients, ce nâest pas la première fois. Je veux toutefois prévenir des décès inutiles avec des mesures toutes simples visant à limiter les occasions de rassemblement. Par exemple, il serait possible de fermer les cinémas, les tavernesâ¦
Lâautre leva les mains, comme pour se protéger dâune hérésie pareille.
â Vous nây pensez pas! Mettre la ville en quarantaine.
â Réduire les occasions de contagion, plutôt, et avertir ses habitants des mesures simples de protection.
â Admettons que nous pourrions
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