La mort bleue
La vie nous impose de devenir sérieuses sans tarder. La charge des enfantsâ¦
â Lui aussi a un enfant.
La discussion, souvent répétée, ne les conduirait nulle part. Ãdouard menait la même vie quâavant son mariage, partant tôt, revenant tard. Ãlisabeth se demandait parfois si le fait de demeurer sous le toit paternel ne contribuait pas à préserver cette attitude. Il échappait à toutes les obligations domestiques. Cela lâautorisait à conserver des habitudes de célibataire.
« à ce compte, elle aussi se dérobe à ses engagements », se dit la femme en regardant la mine butée de sa bru. Au lieu de tenir sa maison, Ãvelyne consacrait tout son temps à sâinquiéter de lâabsence de son époux. Même la responsabilité des soins prodigués à son enfant lui échappait en grande partie. Les domestiques en assumaient une large proportion et sa belle-mère chérissait chacun de ses moments passés avec le rejeton.
Thomas revint bientôt dans la salle à manger, un peu préoccupé.
â Je devrai sortir tout à lâheure. Le maire Lavigueur souhaite entendre mon avis sur une question curieuse. Une épidémieâ¦
â Je pensais que tu fréquentais un peu moins tes amis libéraux.
â Je ne peux tout de même pas rompre avec toutes mes activités habituelles. La politique me procure des moments de détente. Puis, tu te souviens, le printemps dernier, jâai fait face avec lui aux émeutiers de la Basse-Ville, lors de lâattaque du poste de police. Cela fait de nous deux fidèles compères. Du moins, il le voit ainsi.
â ⦠Tu nâas pas lâintention de te présenter aux prochaines élections municipales, jâespère.
Un homme dâaffaires de son envergure pouvait prétendre à cet honneur. Lavigueur lui-même vendait des instruments de musique dans la rue Saint-Jean et à la Basse-Ville. Cela paraissait, aux yeux de ses concitoyens, en faire un maire et un député fort convenable.
â Dans le quartier Saint-Louis, la concurrence est trop vive. Une légion de descendants de grandes familles, élevés avec une cuillère dâargent dans la bouche, considèrent que les postes électifs leur reviennent de droit divin. Un peu comme des titres héréditaires.
â Et surtoutâ¦
â Surtout, je dois prendre garde à ma santé. Je sais.
Ãlisabeth lui adressa un sourire satisfait, comme si elle était encore préceptrice et lui, un élève un peu lent à comprendre. Elle demanda après un moment :
â As-tu bien dit « épidémie »?
â Oui, mais le maire a refusé de me donner le moindre détail. Question de discrétion, le téléphone laisse beaucoup à désirer.
Jusquâà la fin du repas, ni lâun ni lâautre nâévoqua ce rendez-vous tardif.
* * *
En soirée, dans lâhôtel de ville à peu près désert, Thomas trouva son chemin sans mal, car il hantait les lieux depuis plus de vingt ans. Son rôle dâorganisateur politique dans le comté de Québec-Est, celui de Wilfrid Laurier, lui valait de discuter des questions importantes avec les élus de tous les niveaux de gouvernement. En réalité, le grand homme dâArthabaska régnait sur son parti comme un potentat, arbitre en dernier recours des petites comme des grandes questions.
Il frappa légèrement à la porte du bureau du maire, entra au moment où on lây invitait.
â Monsieur Picard, commença Henri-Edgar Lavigueur en se levant la main tendue, il ne manquait plus que vous.
â Je nâai pas compris quâil y avait urgenceâ¦
â Pour être franc, je ne sais pas trop sâil y a urgence. Vous connaissez le docteur Paquin?
Le nouveau venu serra la main du médecin, fit de même avec les quatre échevins occupant les chaises disposées autour dâune petite table avant de prendre place à son tour.
â Nous avons reçu ceci, fit le maire en lui tendant trois feuilles de papier tapées à la machine.
â Qui est lâenvoyeur?
Thomas nâentendait pas se lancer dans cette lecture sans savoir dâabord si lâexercice en valait la peine.
â Le directeur du Soleil me lâa fait parvenir. Lâun de ses journalistes a pondu cette
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