La mort bleue
hygiéniste faisait figure dâexpert. Son aplomb sur la question finirait par convaincre les autres. Toutefois, Lavigueur voulut se faire rassurer encore :
â Les mesures de quarantaine que le docteur Hamelin a évoquées ne vous semblent pas pertinentes?
â Si nous parlions dâune infection sur un navire, elles seraient utiles. Mais dans une ville, il existe une seule façon de les mettre en Åuvre : tout arrêter. Mon jeune collègue parle de fermer les lieux de loisir. Cela ne donnera rien si les commerces, les ateliers, les manufactures et les églises restent ouverts. Je vais utiliser un exemple : Québec est comme un pommeau de douche. Même si vous bouchez quelques trous avec vos doigts, lâeau passera par les autres et continuera de vous mouiller. Si nous fermons tous les lieux de rassemblement, nous pourrons influer sur le résultat final. Mais si nous nous limitons à quelques-uns, cela ne donnera rien.
â Vous évoquez la fermeture des commerces⦠murmura Thomas.
Lavigueur songeait aussi à son grand magasin dâinstruments de musique, rue Saint-Jean, et à la succursale, rue Saint-Joseph.
â Un établissement comme le vôtre, monsieur Picard, est particulièrement propice à la contagion, expliqua le médecin. Imaginez une personne infectée qui tousserait sur un étal de gants, ou encore pire, dans votre petit élévateur. Nâimporte où en ces lieux, lâeffet serait le même. Les microbes se répandraient partout, se communiqueraient aux employés comme aux clients.
â Vous imaginez les pertes immenses, conclut le maire, si nous suspendons toutes les activités économiques.
â Sans compter lâeffort de guerre, renchérit Paquin. La métropole, tout comme la France, a besoin de nous, maintenant plus que jamais depuis quatre ans.
Chacun pouvait draper ses intérêts immédiats dans les voiles du drapeau impérial. Cela donnait bonne conscience. Thomas remarqua pourtant :
â Lâarrêt de toute production, de tout commerce, représenterait un inconvénient mineur si des centaines de vies peuvent être sauvées. Nous devons penser à cela.
Les regards se portèrent alors vers le médecin hygiéniste.
â à la lumière de ce que je peux observer, il sâagit dâune épidémie classique dâinfluenza. Elle nous arrive simplement très tôt cette année.
10
Presque une semaine sâétait écoulée depuis sa conversation avec le journaliste. Le docteur Hamelin ferma Le Soleil en grognant, rageur :
â Toujours rien. Le rédacteur a sans doute décidé de garder le silence.
â Papa, tu es fâché?
Pierre, du haut de ses sept ans, se montrait sensible au climat régnant dans la maison. Depuis plusieurs jours, lâhumeur de son père devenait morose, assez pour agir sur le reste de la maisonnée.
â Non, je ne suis pas fâché. Juste très déçu, je cherche une nouvelleâ¦
Pour un enfant sachant à peine lire, le concept de « nouvelle » paraissait bien abstrait. Toutefois, il afficha son sens commun en suggérant :
â Regarde dans un autre journal. Peut-être que celui-là nâest plus bon.
â ⦠Tu as parfaitement raison. Merci de ton conseil. Tout de suite après tâavoir accompagné à lâécole, je vais chercher un meilleur journal.
Ãlise se plaça juste en face de lui, de lâautre côté de la table de la salle à manger, lui adressa son plus beau sourire pour le remercier de chasser ainsi la tension qui touchait les enfants, puis elle demanda :
â Crois-tu pouvoir rentrer un peu plus tôt, ce soir?
â Je ferai mon possible, mais tu sais, le cabinet demeure très achalandé. Je ne peux pas faire défection, sinon ton père se retrouvera seul.
â Depuis deux semaines, tu travailles tous les soirs. Si tu tâépuises à la tâche, papa sera tout à fait privé de son collaborateur, tes patients de leur médecin, et nous, de toi. Te ménager un peu servira les intérêts de tout ce monde.
Il allongea la main pour la poser sur celle de son épouse avant de protester :
â Sois certaine que je ne mâattarde pas sans raison et que je rentre toujours le plus vite possible. Puis, vois le bon côté de la chose :
Weitere Kostenlose Bücher