La mort bleue
horreur.
â Certainement pas le meilleur dâentre eux, commenta le commerçant en prenant connaissance des premières lignes.
Il regarda chacun des feuillets, porta son attention sur le dernier paragraphe, souligné au crayon rouge, puis lut à haute voix :
Câest une vision dantesque que laisse entrevoir le docteur Hamelin, celle de cadavres pourrissants dans les rues, avec les rares survivants de cette peste se déplaçant comme des spectresâ¦
â Ce gars est en train de devenir fou, clama Paquin.
Le nouveau venu arqua les sourcils, intrigué, puis demanda :
â Nous parlons ici de la folie du docteur Charles Hamelin ou de celle de ce gratte-papier?
â Hamelin.
â Le hasard veut quâil sâoccupe de ma petite santé depuis que Caron, son beau-père, aspire à un peu de repos. à part sa curieuse idée de me faire abandonner le cognac, cet homme me paraît aussi sain dâesprit que chacune des personnes présentes dans cette pièce.
La rebuffade amena le rouge aux joues du médecin hygiéniste. Il insista pourtant :
â Je lâai vu cette semaine, tout excité par une supposée épidémie de grippe. Jâai essayé de le ramener à la raison. Vous voyez là le résultat de mes efforts.
â Quelquâun peut-il me dire de quelle épidémie nous parlons ici? Lâun parle de la peste, lâautre de la grippe.
Des yeux, il interrogeait Lavigueur. Celui-ci résuma la situation :
â Il semble quâune grippe assez sévère affecte de nombreuses villes des Ãtats-Unisâ¦
â Jâai vu cela dans les journaux.
â Lâinfection commencerait à faire des victimes à Québec. Hamelin aurait observé une multiplication des cas dans son cabinet.
â La grippe sévit tous les ans, en nâimporte quelle saison, intervint Paquin. De mon côté, je nâai rien observé de bien différent des années passées.
Le regard du premier magistrat se porta sur le thérapeute pour le ramener au silence. Il continua bientôt :
â Dans certains cas, la maladie se complique. Dans les divers hôpitaux de la ville, quelques personnes ont été traitées pour des pneumonies.
â Câest une maladie sérieuse, ça, remarqua un échevin.
â Souvent mortelle, renchérit un autre.
â Bien sûr que câest sérieux, clama Paquin. Mais il faut être complètement fou pour semer la panique au sein de la population en comparant cela à la peste.
à ce sujet, personne nâen viendrait à le contredire. Les livres dâhistoire contenaient des descriptions apocalyptiques des ravages de cette contagion.
â Justement, le directeur du Soleil ne publiera pas ce texte, conclut le maire. Après tous les désordres des derniers mois, nous nâavons certes pas besoin de voir la populace envahir encore les rues, cette fois sous un prétexte de santé publique. Nos adversaires sâempresseraient de saisir ce nouveau motif pour alimenter lâagitation.
La crainte du politicien reposait sur lâexpérience des dernières années. Le parti au pouvoir dans la province et dans la ville se voyait accusé du moindre événement malheureux par les conservateurs et les nationalistes. Heureusement, en exerçant une certaine emprise sur des journaux comme Le Soleil , les libéraux pouvaient faire taire en partie les prophètes de malheur et mousser les nouvelles les faisant bien paraître.
â Je comprends bien tout cela, résuma Thomas. Un journaliste propose un article alarmiste, nous ferons en sorte quâil ne paraisse pas. Mais encore?
« Vous ne mâavez pas fait sortir de la quiétude de mon foyer pour cela! » souhaitait-il plutôt exprimer. Lâévénement ne justifiait certes pas le déplacement. Lavigueur comprit le reproche implicite et enchaîna :
â Nous devons maintenant décider si nous faisons quelque chose à propos de cette grippe.
â Cette maladie nous touche tous les ans, remarqua Paquin avec humeur. Si elle survient aussi tôt quâen septembre, tant mieux. Nous en serons débarrassés jusquâà lâautomne prochain.
â Elle ne présente pas de danger particulier? sâenquit le commerçant.
â Bien sûr que non.
Dans la pièce, le médecin
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