La mort bleue
cabinet?
â Charles a essayé dâalerter les autorités municipales, il a ensuite parlé à un journaliste du Soleil , sans succès. Maintenant, un journal conservateur, le Quebec Chronicle , sâinterroge sur les lenteurs du conseil municipal, dominé par les libéraux, à agir.
â Tout le monde sait que ton gendre se moque de la politique.
En effet, ce jeune homme se contentait dâaller voter. Si on le pressait dâexprimer ses convictions, à la fin, il déclarait : « Jâai vu des libéraux et des conservateurs nus dans mon cabinet. Comme les premiers ne se distinguaient pas des seconds, pourquoi devrais-je choisir? » La boutade pouvait cependant le rendre suspect aux yeux des membres des deux groupes.
â Rares sont nos concitoyens à penser comme lui. Pour le moment, il semble donner des munitions aux adversaires des gens au pouvoir.
â Cela ne changera rien à sa vie, ni à la tienne.
Le téléphone interrompit la vieille dame. Le docteur Caron alla répondre dans la pièce du rez-de-chaussée lui servant de cabinet de consultation. Les patients sâentassaient déjà dans la salle dâattente. Il entendit, à travers la porte fermée, un concert de toux parfois déchirantes.
Un moment plus tard, il revint dans la salle à manger en disant :
â Je dois aller à lâAcadémie commerciale de Québec. Une urgence, semble-t-il.
â Un élève a eu un accident?
â La grippe a frappé chez les frères. Tu veux bien aller mâexcuser de mon retard auprès des personnes qui attendent à côté? Je reviendrai aussi vite que possible.
Au moment où il quittait la pièce de nouveau, sa femme lâentendit murmurer :
â Je souhaite juste quâil se présente à lâheure, aujourdâhui, sinon ce sera infernal.
Il parlait de son gendre.
* * *
LâAcadémie commerciale présentait un long mur de brique dans la rue Saint-André. Un religieux de faction près de la porte dâentrée attendait le docteur Caron. La grande bâtisse paraissait étrangement silencieuse. Le frère enseignant précisa à lâintention du visiteur :
â Un élève sur cinq semble malade, la même proportion reste à la maison de crainte de la contagion, puis la moitié de nos confrères sont trop grippés pour travailler. En conséquence, les lieux sont à peu près vides. Et les rares enfants à se présenter le matin sont sages comme des images.
« Ils doivent prier afin dâéchapper à la contagion, sans compter les mères qui accrochent des scapulaires et des images pieuses dans leurs vêtements avec des épingles de nourrice », songea Caron. Tout comme au siècle précédent, la religion et son cortège dâincantations et de pratiques magiques compensait les limites de la science médicale. Cette dernière demeurait encore moins puissante que les locataires du paradis.
Le médecin déboucha sur un long couloir, au dernier étage de la grande école. Sur sa droite, une dizaine de portes donnaient sur autant de chambres. La première était ouverte. Il découvrit un homme plutôt grand, étendu sous une mince couverture, la peau du visage bleuie, violacée même, et la respiration sifflante, oppressée. Lâasphyxie faisait son Åuvre, lâentraînant vers la mort.
â Le frère Dosité, notre directeur, a passé une bien mauvaise nuit, expliqua un religieux en se levant dâune chaise placée à son chevet.
Lâinfirmier de lâinstitution lui céda sa place de bon cÅur. Le docteur sortit son stéthoscope de sa petite mallette de cuir noir, écouta le chuintement de la poitrine. Les deux poumons se révélaient embarrassés de sécrétions. Le sous-vêtement sâouvrait sur un corps couvert dâune sueur froide. Deux petites pièces de tissu bénites étaient accrochées dâun côté, le fameux scapulaire. De lâautre, une épingle portait des médailles de la Vierge, de saint Joseph et de saint Jude. Les remèdes chers aux élèves valaient tout aussi bien pour les maîtres.
â Je vais lui faire une injection. Vous le relèverez ensuite en position assise, cela améliorera son bien-être.
Lâaiguille enfoncée dans le bras ne
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