La mort bleue
suscita aucune réaction. Une fois la seringue rangée à sa place, lâinfirmier tendit le doigt vers un petit bassin de porcelaine où trempait un morceau de toile. Une couleur rose, malsaine, teintait lâeau.
â Ce sang⦠Ce nâest pas la tuberculose? Il avait une mousse rouge sur les lèvres, ce matin.
â Non, il fait une pneumonie. Cela a-t-il commencé par une grippe?
Lâautre lui fit signe qui oui. Le médecin murmura, après un nouveau regard au malade :
â Vous devriez appeler un prêtre.
â La situation est si grave?
Caron hocha la tête avec tristesse. Au moment où il sortait de la cellule, le religieux demanda :
â Venez voir notre autre frère.
Dans une pièce située un peu plus loin se trouvait un second malade. Son état semblait un peu plus encourageant. Il mérita pourtant la même médication et la même recommandation quant au dernier sacrement.
* * *
Leurs rencontres en fin de soirée prenaient un caractère régulier, comme une douce habitude que deux personnes entretiennent sans se concerter. Dès que le silence sâappesantissait sur la vieille demeure sans élégance de la famille Dupire, Jeanne descendait doucement les escaliers, prenait place à un bout du canapé, juste en face du petit verre de cristal posé sur une table basse.
Le 27 septembre, elle tendit une copie du journal La Patrie à son employeur tout en demandant :
â Lâavez-vous lu?
La question demeurait de pure forme. La feuille aux tendances conservatrices passait sous les yeux de tous les membres de la maisonnée du notaire avant dâatteindre la cuisine, pour servir à diverses fins un peu ignobles.
â Tu y as lu quelque chose qui tâinquiète?
â Je peux allumer?
Cela aussi témoignait dâune nouvelle audace de leur part, car on pourrait les voir de la rue. Dâun autre côté, la lumière électrique donnait un caractère moins suspect à leur conciliabule. La jeune femme se leva pour aller peser sur lâinterrupteur près de la porte. La clarté soudaine les fit cligner des yeux tous les deux.
â On parle longuement du camp militaire de Saint-Jean. Comme vous le savez, mes deux frères sont là -bas.
Les deux colosses avaient attiré lâattention dâun officier. Au lieu de passer en Europe lâété dernier, ils étaient demeurés au Canada afin de poursuivre leur entraînement. Cet heureux dénouement tenait à leur incorporation à un régiment de génie. Ils apprenaient à couper des arbres â une activité déjà bien familière pourtant â, à creuser des réseaux complexes de tranchées dotés de casemates et de poudrières, à élaborer des entrelacs de tunnels, pour les étançonner de planches ensuite. En continuité avec leur existence antérieure, ils feraient la guerre en effectuant les plus durs travaux.
La domestique lui présenta le journal plié en deux, à la page voulue. Une section dâun article intitulé : « Cette épidémie de grippe se propage » avait été soulignée en rouge. Il lut à mi-voix :
Lâépidémie de lâinfluenza devient de plus en plus sérieuse aux casernes de Saint-Jean, Québec, disent les rapports reçus par le général Wilson. Le nombre de cas à lâhôpital, de 355 quâil était hier, est monté à 450.
Deux soldats ont succombé à la pneumonie, aggravée par cette fièvre espagnole.
Le général Wilson déclarait, hier après-midi, quâon avait pris toutes les mesures nécessaires pour enrayer cette épidémie. Les casernes ont été mises en quarantaine et des tentes ont été érigées.
En autant que les casernes à Montréal sont concernées, le lieutenant-colonel Patch déclarait hier quâil nây avait aucun signe de contagion et quâon prenait toutes les précautions possibles.
Les journaux de Montréal se montraient maintenant fort explicites sur cette contagion, alors que ceux de Québec commençaient tout juste à en faire mention. Le Soleil insistait sur le caractère « ordinaire » de la maladie. Cela ne rassurait les gens quâà moitié.
â Jâétais si heureuse de les voir demeurer ici plus longtemps. Maintenant, cette
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