La mort bleue
cela nous permet de faire des économies. Dès la fin de la guerre, nous emménagerons dans une maison plus grande.
â Une grande demeure avec un mari toujours absent, ce nâest pas particulièrement réjouissant, tu sais.
Heureusement, un sourire tempéra le reproche. Quelques minutes plus tard, lâhomme sâengagea sur le trottoir de la rue Dorion, flanqué de ses deux enfants. Le trajet jusquâà lâécole lui procurait un moment privilégié, une source de sérénité utile pour affronter la suite de sa journée.
Après son passage à lâHôtel-Dieu, au lieu de marcher vers son cabinet, il bifurqua en direction de la côte de la Montagne pour sâarrêter devant un édifice à la façade étroite. Un panneau au-dessus de la porte sâornait des mots Quebec Chronicle . Le journal avait fêté son soixante-dixième anniversaire en 1917. Résolument favorable au Parti conservateur, il procurait aussi des informations commerciales aux marchands de la ville.
Le médecin examina les vitres et les croisées toutes neuves. Pendant les mois précédents, les manifestants étaient venus les défoncer avec une navrante régularité. Maintenant, ces excès paraissaient chose du passé. Les désordres agitaient toutefois encore les campagnes, où les agriculteurs demeuraient farouchement opposés au recrutement obligatoire. à la ville, une soumission morose paraissait dominer.
Il entra enfin, demanda à rencontrer le rédacteur. Dans un bureau minuscule encombré de vieux numéros de divers périodiques, sous une gravure représentant le prince de Galles dans ses habits dâapparat, tirée dâune photographie prise lors des festivités de 1908, il commença :
â Avez-vous lu les articles relatifs à lâépidémie de grippe, à Boston?
â Il y a bien une dizaine de jourâ¦
â Mon attention a été attirée le 16 dernier par un texte dans La Patrie .
On était le 25 septembre. Depuis, dâautres articles avaient été publiés dans de nombreux journaux.
â Cette maladie touche aussi Québec. Les malades se bousculent dans mon bureau.
â La même infection?
â Je le pense. Les symptômes sont identiques. Surtout, un employé du port mâa signalé lâhospitalisation dâune douzaine de marins venus de la Nouvelle-Angleterre.
Le rédacteur hocha la tête. Se spécialiser dans les nouvelles commerciales donnait une bonne idée de la façon dont les personnes, les marchandises et les microbes se déplaçaient dâune contrée ou dâune ville à lâautre.
â Les Américains parlent de décès. Y en a-t-il eu ici?
â Quelques-uns.
â La grippe entraîne toujours un certain nombre de victimes.
â Celle-là paraît bien virulente. Cependant, câest une impression. Pour bien mesurer sa dangerosité, il faudrait forcer les médecins à déclarer tous les cas, avec un suivi du dénouement.
Son interlocuteur lui adressa un autre signe dâassentiment. Hamelin crut prudent de préciser :
â Jâai vu la maladie évoluer en pneumonie chez quelques-uns de mes patients. Câest une complication très grave. Je pense que des mesures de quarantaine sâimposent.
â Vos patients sontâ¦
â Un cas de pneumonie sur deux se solde par un décès.
La conversation porta ensuite sur les mesures de quarantaine susceptibles de limiter la contagion.
* * *
En avalant son petit déjeuner, le docteur Caron avait parcouru attentivement un article très sobre sur la menace dâune épidémie de grippe « précoce, particulièrement contagieuse et, parfois, très dangereuse pour la santé ». Lâinquiétude du docteur Hamelin, présenté comme « un praticien talentueux, prudent dans son analyse et particulièrement préoccupé du sort des habitants de Québec », recevait un traitement sympathique.
â Voilà qui nous amènera une nouvelle clientèle de langue anglaise, maugréa-t-il à lâintention de son épouse, assise en face de lui. Espérons simplement que nous ne perdrons pas celle que nous avons déjà .
â Que veux-tu dire? Pourquoi cet article changerait-il quoi que ce soit à la fréquentation de votre
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