La mort bleue
présentés devant le tribunal de la confession. En tant que soldats, câest avec une âme pure, lavée de vos péchés, comme des chrétiens pénétrés de leurs devoirs envers Dieu et envers votre roi, que vous commencerez votre nouvelle carrière.
Jeanne perçut une certaine raideur dans lâattitude de ses frères et de tous leurs camarades autour dâeux, comme si ces paroles les blessaient au cÅur.
â Câest en purifiant vos âmes et en vous agenouillant devant Dieu que vous vous préparez le mieux à servir votre roi. Et Sa Majesté George V, pour le bonheur duquel tout lâempire fait des vÅux aujourdâhui, nâaura jamais de soldats plus fidèles, plus patients aux heures dâépreuve, et plus ardents aux heures de danger, que les chrétiens que vous êtes, soucieux de mettre dâabord Dieu dans vos cÅurs.
Jeanne aimait se considérer comme une aussi bonne chrétienne que la majorité de ses semblables. Pourtant, la mobilisation, non seulement de ce prêcheur, mais de Dieu lui-même, dans la grande entreprise guerrière, souleva sa colère. Plusieurs conscrits partageaient sans doute avec elle ce doute coupable sur la sagesse du jésuite, car quelques minutes plus tard, un grand nombre parmi eux choisirent de ne pas communier, malgré une confession toute récente.
Comme lâatmosphère paraissait différente aujourdâhui, comparée aux mouvements de révolte de la Semaine sainte! La colère ne prenait plus la forme de grandes manifestations. La soumission prévalait souvent, ou alors la résistance se faisait discrète, individuelle.
à huit heures, ces hommes rompirent les rangs. La moitié dâentre eux, ceux habitant Québec, devaient participer à une seconde messe, dans leur paroisse dâorigine. La plupart des autres se rassemblerait au Chez nous du soldat .
* * *
Les efforts conjugués de la société charitable Saint-Vincent-de-Paul et des autorités religieuses et politiques avaient donné naissance au Chez nous du soldat . Cette paternité multiple signifiait des finalités diverses et complémentaires. Des centaines de jeunes gens venus de tous les coins de lâest de la province se trouvaient loin des leurs, souvent pour la première fois de leur vie. Ce lieu de rencontre brisait leur isolement, leur permettait de fraterniser dans une ambiance plus détendue que celle de la caserne.
Surtout, ils y trouvaient des loisirs sains dans une ville vouée à lâabstinence, en vertu de la loi Scott. LâÅuvre logeait dans la salle Loyola, propriété des jésuites. Les dignes religieux pouvaient bannir de ces lieux toutes les paroles, toutes les activités susceptibles de mettre en péril le salut de lââme des volontaires et des conscrits.
â Nous avons de quoi lire, commenta Arthur Girard à lâintention de sa sÅur.
Jeanne contemplait une collection complète des numéros de LâAction catholique et de la Semaine religieuse publiés au cours du dernier mois. Lâaffirmation du colosse lui semblait un peu présomptueuse : il déchiffrait à peine les lettres. Les conscrits les plus scolarisés devaient parcourir ces publications à haute voix au profit de leurs camarades moins habiles. Quelques biographies de saints et des ouvrages dâhistoire ressassant les hauts faits des aïeux de la Nouvelle-France retinrent aussi lâattention de la jeune femme. La jaquette dâun opuscule montrait des Iroquois lancés à lâassaut dâune palissade de rondins. La silhouette de Dollard des Ormeaux, les bras levés, un baril de poudre dans les mains, laissait deviner lâimminence dâun dénouement malheureux.
â Nous passons surtout notre temps à jaser, à jouer aux cartes ou aux dames entre deux confessions, compléta Henri. Nous serons prêts à mourir, si nous ne sommes pas prêts à nous battre.
Lâironie marquait la voix du militaire. La grande pièce accueillait en permanence plus que sa part de porteurs de soutane. Ils nâarrivaient toutefois pas à donner à ces jeunes gens lâallure de croisés ardents. Le doute dominait toutes les âmes.
â Au cours des prochaines semaines, quelles seront vos activités? questionna Jeanne pour meubler un silence un peu trop morose.
â Des tentes
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