La mort bleue
se déroulait au gré des conversations tour à tour plaisantes et sérieuses. Puis, les grandes jeunes filles affichaient une complicité bienveillante en regagnant leur chambre un peu tôt. Après une brève attente pour sacrifier aux convenances, le couple se retrouvait dans la chambre de la maîtresse de maison.
Ils incitaient, de concert avec tous les bien-pensants, leur progéniture à sâaccrocher à la chasteté. Dâun autre côté, ils se livraient avec un entrain silencieux au péché de la chair. Ensuite, nus, ventre contre ventre, yeux dans les yeux, ils discutaient encore de tout et de rien, une autre façon de se dire leur amour.
â Les choses ne seront plus jamais pareilles, souffla Marie à mi-voix.
Lâaffirmation cadrait si mal, sâil fallait la relier à leurs ébats des dernières minutes, que son compagnon prononça un « Pardon? » intrigué.
â Le droit de vote.
Le sujet avait occupé presque tous les échanges, au moment du souper. Il acquiesça dâun signe de tête.
â Après cela, continua-t-elle, tous les autres droits suivront. On ne peut pas permettre aux femmes de participer au choix des membres du parlement et les voir se contenter de cela pour toujours. Dans les provinces de lâOuest, on trouve déjà une ou deux femmes ministres, membres des cabinets provinciaux.
La veille, le 24 mai 1918, le gouvernement conservateur avait annoncé que toutes les femmes âgées de vingt et un ans et plus participeraient désormais aux élections fédérales. Plusieurs provinces leur conféraient déjà ce droit.
â Au Québec, les choses ne seront pas si simples, commenta le politicien. Tous les porteurs de soutane et un bon nombre de laïcs, dont le tonitruant Henri Bourassa, sont déjà en campagne pour empêcher que le gouvernement provincial ne fasse la même chose.
â Ils ne pourront pas arrêter la marche du progrèsâ¦
Marie avait un peu élevé la voix. Elle continua un ton plus bas :
â Nous ne pouvons pas prendre une direction contraire au reste de lâAmérique du Nord.
â à long terme, je suppose que non. Toutefois, Bourassa et ses amis font la même analyse que toi.
Une nouvelle fois, Paul mesurait combien les conversations politiques tuaient son désir bien plus efficacement que tous les interdits religieux. Couché sur le flanc, la main gauche sur la hanche de sa compagne, son souffle mêlé au sien, il se passionnait maintenant pour la question du scrutin.
â Mais non, le contredit Marie. Bourassa a une position totalement opposée à la mienne.
â Son motif dâopposition est exactement identique à celui que tu formulais tout à lâheure. Lui aussi croit que les choses changeront pour toujours. Alors, il va multiplier ses efforts, comme tous les prêtres du haut de leur chaire, dans tous les collèges et séminaires, là où se trouvent les élites de demain, dans des journaux comme LâAction catholique et Le Devoir , pour empêcher la province dâélargir aux femmes le droit de suffrage.
â Tu penses que ces gens réussiront?
La main passa de la hanche à la cuisse, remonta doucement pour exercer une pression sur la fesse.
â Ils retarderont certainement les choses, précisa lâhomme. Déjà , ils présentent le vote des femmes comme une mesure des anglo-protestants destinée à faire disparaître la nation canadienne-française.
â Comme la conscription, un projet destiné à annihiler notre communauté sur les champs de batailleâ¦
â Et les gens associent les deux mesures, insista lâhomme.
â Câest stupide, cela nâa rien en commun.
Le député remonta sa main sur la hanche. Le pli au milieu du front de sa compagne signifiait une suspension sine die de leurs ébats. Il avança plutôt :
â Je veux bien te croire. Mais ne penses-tu pas que les femmes politiciennes, les femmes médecins, comme Thalie entend le devenir, les avocates et même les marchandes comme toi, ne voudront pas avoir plus dâun enfant ou deux? Ce sera une entrave à la revanche des berceaux.
Les autorités religieuses et les milieux politiques les plus conservateurs, sâils sâopposaient vivement à la conscription pour le service militaire,
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