La mort bleue
ont été montées dans le camp de Valcartier. Nous devons nous y rendre demain, commença Arthur.
â Jusquâau milieu de lâété, nous allons apprendre à marcher au pas et à tirer du canon, termina son frère.
â Ã quel moment devez-vous vous embarquer?
Son plus jeune frère fixa son regard sur le grand crucifix accroché au mur avant de répondre à voix basse :
â Au plus tard au mois dâaoût, pour lâAngleterre, ensuite nous passerons en France. Je suppose que dès octobre, je commencerai à tirer sur des gens.
Lâhomme évoquait ces pays avec lâassurance dâun maître dâécole, alors que peu de temps auparavant, leur existence lui paraissait mythique. La domestique se remémora les mots de son patron : avec de la chance, lâAllemagne sâeffondrerait avant lâarrivée de ses cadets sur les champs de bataille.
* * *
La Fête-Dieu amenait une abondance de fidèles dans la basilique Notre-Dame de Québec. La famille de Thomas Picard, à cause de lâaddition dâÃvelyne et la promesse de quelques enfants à venir, se répartissait maintenant dans deux bancs voisins donnant sur lâallée centrale.
Ãdouard se retournait parfois pour contempler la section de la nef derrière lui. Les jeunes hommes en uniforme, déjà nombreux, le seraient plus encore dans un mois. La plupart dâentre eux affichaient six ou sept ans de moins que lui. Peut-être son impression était-elle fausse, mais leurs regards lui semblaient chargés dâune ironie amusée. Tous les paroissiens connaissaient bien la vie de leurs voisins. Ces braves, fussent-ils conscrits, paraissaient enclins à mépriser les planqués, ceux qui échappaient à lâenrôlement grâce à un mariage vite conclu. Ce sentiment sâalimentait aux articles des journaux, empressés dâauréoler de gloire les hommes faisant « leur devoir ». Leur silence sur les autres équivalait à une condamnation.
Le jeune commerçant posa brièvement les yeux sur son épouse, debout à ses côtés. La femme gardait les yeux sur son missel, la mine absorbée. Personne ne pouvait deviner si cela tenait au recueillement ou à une inquiétude sourde.
« Cela en valait-il la peine? »
Marié depuis peu, bien vite père de famille, Ãdouard se posait fréquemment la question. Le port de lâuniforme et surtout la participation à un conflit lointain lui avaient paru assez effrayants pour le précipiter vers la vie conjugale. Cette existence pesait déjà sur ses épaules.
Son attention revint vers lâoffice religieux. Le cardinal Bégin, vieillard affligé dâune santé fragile, abandonnait parfois à dâautres la célébration des fêtes religieuses, physiquement trop exigeantes. M gr Marois le remplaçait de belle façon, entouré des élèves du Grand Séminaire faisant office de servants de messe. Le chÅur sâencombrait en plus dâune vingtaine de prêtres. Ces soldats du Christ aimaient afficher la richesse de leurs effectifs, les jours de fête. Le temple sâornait de longues banderoles blanches et or et de drapeaux aux mêmes couleurs.
Bientôt, tout ce beau monde traversa lâallée centrale dans un ordre parfait, pour sortir par les grandes portes. Le célébrant se parait dâun châle or lui couvrant les mains. De cette façon, sa peau nâentrerait pas en contact direct avec lâostensoir. Il tenait la pièce dâorfèvrerie rutilante à la hauteur de sa poitrine. Sur le parvis, le prélat se trouva sous un dais porté par quatre personnes. Les ecclésiastiques viendraient tout de suite après lui dans la procession, flanqués de gamins revêtus dâune aube, munis dâun encensoir ou alors dâune petite lanterne fichée au bout dâun bâton.
La longue procession se forma derrière eux, suivant un ordre soigneusement planifié pour lâédification des fidèles et le respect de la hiérarchie. Dans ce grand contingent, quelques personnes recevaient une attention particulière : les membres des congrégations religieuses, hommes ou femmes, méritaient presque autant dâégards que les prêtres. Dâautres participants devaient toucher les sensibilités, comme
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