La mort bleue
serait partie remise : les soldats assez mal en point pour être rapatriés ne retourneraient pas en Europe. Très vite, lâarmée leur donnerait le honorable discharge avant de les rendre à leur famille, diminués mais vivants.
Quelques estropiés ne faisaient lâobjet dâaucun accueil. Ils reposaient sur le quai, étendus sur leur civière, en attendant leur tour. Thalie reconnut un visage vaguement familier, celui dâun garçon malingre aux cheveux dâun blond sale et aux yeux dâun bleu délavé. En réalité, elle ne le reconnut pas vraiment, mais le nez un peu dévié sur la gauche lui fournissait un indice précieux.
â Pierre Pelletier? demanda-t-elle en sâapprochant.
â Quâest-ce que tu veux, beauté?
La voix était éraillée, une toux sèche amena les jeunes femmes à garder leurs distances. Le port du masque aurait été plus prudent.
â Tu ne me reconnais pas? Nous nous sommes rencontrés, il y a bien des années.
Il la regarda un moment, intrigué, avant de répliquer :
â Si câétait le cas, je mâen souviendrais. Une aussi jolie fille, cela ne sâoublie pas. Tu ne vas pas me dire que tu tâes retrouvée avec un « paquet » à cause de moi?
Ãmue par le sort incertain des armes, bien des jeunes femmes compatissantes cédaient aux avances dâun militaire sur le point de sâembarquer, tellement lâodeur de la mort éveillait celle de lâamour, parfois. Les plus malchanceuses se mettaient en réserve une jolie surprise, neuf mois plus tard.
â Tu peux cesser de donner le change. Déjà , à lâépoque de notre rencontre, je soupçonnais que tu préférais les garçons. Avec une pareille inclination, tu ne risques pas dâaugmenter la population des orphelinats.
Françoise se trouva de nouveau assaillie par une rougeur soudaine aux joues, devant lâallusion explicite à des pratiques « contre nature ». Pelletier fit le geste de se dresser à demi afin de protester. Une quinte de toux interrompit son mouvement.
â Qui es-tu, Ã la fin? bafouilla-t-il en reprenant son souffle.
â Il y a des années, tu aimais bien torturer un garçon plus jeune que toi. Câest lui qui tâa cassé le nez de cette façon.
Elle désignait lâappendice volumineux et dévié.
â Moi, je suis la petite sÅur.
â Jésus Christ! La petite garce.
â Je savais que tu te souviendrais. Attention à ta langue, je pourrais bien te crever un Åil. Nous sommes comme cela, dans la famille, prêt à rendre les coups au centuple.
Sur les derniers mots, elle caressa lâextrémité de la longue aiguille qui retenait son chapeau à la masse de ses cheveux. Lâhomme marqua une pause, puis grogna :
â Une famille de fous, oui!
â Tu es du 22 e bataillon, comme Mathieu. Je suppose que tu lâas vu, en Europe.
â Nous sommes des milliers dans ce régiment.
â Tout de même, insista Thalie, je suppose que les hommes de la même ville fraternisaient.
Françoise surmonta sa crainte de la contagion au point de se pencher sur la civière pour préciser :
â Câest mon fiancé. Vous lâavez vu, nâest-ce pas?
Pelletier la regarda un moment, esquissa une grimace en songeant aux accusations lancées plus de dix ans auparavant.
â Il ne sâennuie pas, le cochon.
â Vous lâavez vu?
à la fin, le militaire se résolut à jouer au bon garçon :
â Ãvidemment, je lâai vu. Tout le monde lâa vu. Quand le capitaine a reçu un obus dans le cul, il a pris sa place. Cela fait deux mois quâil décide qui va aller se faire tirer dessus et qui survivra jusquâau lendemain.
â Il est en bonne santé? questionna Françoise, de lâespoir dans la voix.
â Cela fait un mois que je me trouve à lâhôpital. Comment voulez-vous que je le sache?
Sur ces mots, il montra sa main droite, couverte dâun gros bandage. La blessure idéale, suffisante pour éloigner du champ de bataille, sans toutefois mettre la vie en danger. Thalie saisit le poignet, révélant une vigueur étonnante dans un corps si menu. Le geste ramena le soldat onze ans plus tôt, lors de leurs premiers échanges.
â Il se portait
Weitere Kostenlose Bücher