La mort bleue
la suite, nous suffirons à la tâche.
Marie marqua une pause avant de demander, soudainement incertaine :
â Tu voudras bien nous aider? Je veux dire en attendant la reprise des cours à lâUniversité McGill, bien sûr.
â Je ne sais pas. Pas aujourdâhui, en tout cas.
Devant la déception de sa mère, elle précisa :
â Ne le savais-tu pas? Un navire hôpital doit arriver à Québec aujourdâhui. Il transporte des blessés et des malades du 22 e bataillon. Jâaimerais aller assister à son accostage. Jâapprendrai peut-être quelque chose.
â ⦠Si Mathieu se trouvait à bord, nous le saurions. Lâarmée nous aurait certainement donné lâinformation.
â Tu as sans doute raison, mais je vais tout de même y aller. Je demanderai aux hommes de son unité sâils le connaissent.
Cette initiative ne rapporterait sans doute rien. Marie ne pouvait tout de même pas empêcher sa fille de tenter sa chance. Surtout, Françoise demanda bien vite :
â Je peux y aller aussi?
Les grands yeux gris posés sur elle contenaient une prière. Une seule réponse demeurait possible :
â Oui, bien sûr. Je garderai les vendeuses avec moi toute la journée.
Thalie continuait de parcourir Le Soleil sans se soucier de lâassiette devant elle. Gertrude remarqua, en prenant place à son tour à table :
â Tu devrais manger un peu.
â Oui, oui. Je vérifie la liste des blessés originaires de Québec qui se trouvent à bord. Je trouverai peut-être le nom dâun garçon de son âge, susceptible de bien le connaître.
Pourtant, elle nâarrivait pas vraiment à fixer son attention sur les patronymes tellement une autre information occupait son esprit. Les dernières lignes de la page précédente disaient: « Toutes les personnes souhaitant se rendre utiles sont invitées à offrir leur aide au Service municipal dâhygiène. Les centres de soins sauront utiliser toutes les bonnes volontés. »
* * *
Les informations du Soleil sâétaient montrées exactes. Après une escale à Halifax afin de débarquer quelques dizaines de blessés ou de malades, le Hibernia jeta les amarres près du quai, sous lâimposante falaise du cap Diamant, un peu après une heure de lâaprès-midi. Parmi des dizaines de proches des soldats rapatriés et un nombre au moins égal de curieux, Thalie et Françoise examinèrent la manÅuvre. Une passerelle fut bientôt placée contre le flanc de fer du navire hôpital. Des soldats en uniforme empêchèrent quiconque de monter à bord.
Parmi tous les autres, les deux amies patientèrent pendant une heure, bras dessus, bras dessous. Puis une agitation se produisit sur le pont du navire, se répercuta dans la foule. De robustes infirmiers sâengagèrent sur la passerelle, tenant une civière entre eux. Au moment où ils mettaient les pieds sur le quai, une voix éraillée laissa échapper un « Lucien » sonore.
Thalie se tourna pour voir une femme dans la quarantaine sâeffondrer à demi, ses genoux se dérobant sous elle. Heureusement, un homme la soutint avant quâelle ne sâaffale sur le ciment.
â Moi aussi, confia Françoise, je crois quâà la vue de Mathieu sous mes yeux, je tomberais dans les pommes. Je ne lâai pas vu depuis des mois.
Sa compagne accueillit la confidence par un sourire plein de compassion.
â Toi, tu nâes pas le genre à tâévanouir, ajouta-t-elle.
Le ton trahissait un mélange de déception et de gêne. Françoise éprouvait toujours un peu de honte face aux émotions intenses qui la privaient régulièrement de ses moyens. Même si ses joues tournaient bien moins souvent au cramoisi quâà lâépoque où elle se trouvait au couvent, elle enviait lâassurance de la jeune fille pendue à son bras.
â Je ne pense pas être à lâabri de ce genre de réaction, répondit Thalie.
Lâaveu sonnait faux. Sous leurs yeux, une procession ininterrompue de civières se poursuivait, donnant lieu la plupart du temps à des retrouvailles émues. Celles-ci demeuraient toutefois de courte durée, des ambulances se succédaient afin de conduire les blessés vers lâhôpital militaire. Ce
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