La mort bleue
vousâ¦
â Ce sera beaucoup.
â Ne dites pas cela, ce sera peu. Vous vous rendrez très vite compte de la lourdeur de la tâche⦠et ne voyez pas là une allusion à votre jeunesse.
Elle le remercia dâun regard, puis demanda encore :
â Et les médecins?
â Vous avez devant vous la totalité de lâeffectif médical de cet établissement.
La religieuse préposée à la réception passa la tête dans lâembrasure de la porte.
â Docteur, déclara-t-elle, nous avons nos premiers⦠malades. Deux hommes. Lâun a du mal à tenir debout.
â Jâarrive. Mademoiselle Picard, aidez vos collègues à préparer les lits. à midi, la moitié dâentre eux seront occupés.
Il sâesquiva afin dâévaluer la condition des nouveaux arrivants.
* * *
La prédiction se révéla juste. à lâheure du lunch, une trentaine de lits de camp servaient déjà . La plupart des malades venaient de lâarsenal, une entreprise voisine. Des centaines de personnes recrutées à la campagne y fabriquaient des munitions pour les troupes déployées outremer.
Thalie aidait une jeune fille à se tenir assise, tout en plaçant les pans de sa robe de façon à les maintenir devant sa poitrine. Le docteur Hamelin promenait le bout du stéthoscope sur un dos maigre, décharné. Une rumeur sourde parvint à leurs oreilles et, bientôt, ils reconnurent les accents du à Canada . Tous les deux échangèrent un regard intrigué.
Le médecin rangea ses instruments alors que la volontaire aidait la malade à sâétendre sur le dos.
â Nous allons vous garder ici jusquâà ce que vous alliez mieux. Bientôt, sÅur Saint-Anselme vous apportera une chemise de nuit et de quoi manger. Cela vous donnera un peu de force.
La travailleuse le regardait avec de grands yeux inquiets, elle balbutia un « Merci » hésitant. Quand le praticien quitta la salle de classe, Thalie lui demanda :
â Elle se porte mal, nâest-ce pas?
â Le problème, câest que la maladie trouve ces pauvres gens totalement épuisés. Cette gamine passe sans doute de douze à quatorze heures dans la cartoucherie de lâarsenal, dans une atmosphère viciée.
â Ses poumons sont-ils atteints?
Des larmes perlaient au coin des yeux de la jeune fille. Charles Hamelin posa la main sur son épaule en disant :
â Depuis ce matin, je découvre que vous serez un médecin compétent⦠si lâon ne vous rend pas la vie trop dure à la Faculté.
Au fil des heures, elle lui avait fait quelques confidences.
â Faites attention toutefois, car si vous vous laissez toucher par les malheurs des patients, je veux dire, personnellement toucher, vous ne résisterez pas.
â ⦠Vous, vous arrivez à vous durcir le cÅur?
â Pas assez, jâen ai peur. Cela rend ma recommandation dâautant plus pertinente. Je sais de quoi je parle.
De nouveau, une rumeur vint de la rue, ils reconnurent encore les accents du chant patriotique. Le médecin ouvrit la porte de lâécole, interpella un passant dâune voix forte :
â Quâest-ce qui se passe?
Une vingtaine de jeunes hommes agitaient des drapeaux de la France et du Royaume-Uni tout en chantonnant le à Canada . Lâun dâeux cria :
â Sur la façade des édifices des journaux, on annonce que les Allemands ont accepté les conditions de Wilson.
Entre la parution de leurs diverses éditions, les entreprises de presse affichaient de grands placards afin de faire connaître les dernières nouvelles arrivées par télégramme. Le bouche à oreille faisait le reste avec une rapidité étonnante. Cependant, lâévénement sans cesse réinterprété prenait parfois des proportions démesurées.
Le petit peloton des manifestants venu de la Basse-Ville par la Côte-à -Coton continua son chemin vers la rue Saint-Jean. Bientôt, des centaines de personnes se masseraient sur la terrasse Dufferin, afin de célébrer la reddition prochaine des ennemis.
â Je suis heureux de ce développement, affirma Thalie. Vous savez peut-être que mon frère se trouve en Belgique.
â Cet enrôlement volontaire aussi a été commenté dans nos chaumières, les soirs
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