La mort bleue

n’est jamais allé dans un centre de soins. Il a sans doute été contaminé dans son commerce.
    â€” Tout de même, ne viens pas prétendre que là-bas, tu ne t’exposes pas plus que les autres.
    â€” Les autres, comme tu dis, ne désirent pas consacrer leur vie aux malades, moi si. Tu vois, ce soir, je suis plus certaine de mon choix professionnel que ce matin. Je le serai encore plus demain.
    La femme baissa les yeux, demeura silencieuse un long moment.
    â€” Mange, murmura-t-elle à la fin, sinon Gertrude devra faire chauffer ton assiette une autre fois.
    La jeune fille reprit sa fourchette pour avaler son repas en vitesse. Elle terminait quand sa mère déclara encore :
    â€” Je pourrais t’empêcher d’y retourner. La loi me le permet.
    Avant l’âge de ses vingt et un ans, un enfant pouvait être contraint d’obéir à ses parents.
    â€” Mais tu ne le feras pas. Tu sais que je t’aime très fort. Tu ne voudrais pas détruire ce sentiment.
    Marie accusa le coup. Mathieu, environ un an plus tôt, Thalie maintenant, avaient choisi l’orientation à donner à leur vie sans vraiment tenir compte de son opinion. Le garçon avait mis un océan entre elle et lui, sa fille entendait suivre une voie tout à fait inhabituelle pour une femme. Non seulement se rebiffer contre ces choix ne donnerait rien, mais au bout du compte, une pareille attitude l’isolerait encore plus. Aussi, elle adopta la seule position possible :
    â€” Gertrude a préparé une tarte aux pommes aujourd’hui. Elle doit se tenir derrière la porte avec une théière à la main. En veux-tu?
    â€” Vas-tu m’accompagner?
    â€” Oui, si tu le désires. En réalité, je n’ai pas beaucoup mangé, tout à l’heure.
    â€” Je vais chercher Françoise. Elle doit se sentir un peu seule, dans sa chambre.
    Quelques minutes plus tard, les quatre femmes se trouvaient réunies, une fourchette à la main. Il fallut un moment avant que la conversation reprenne vraiment. Thalie réussit à la relancer en évoquant la nouvelle du jour :
    â€” Vous êtes sans doute au courant : les Allemands ont accepté les conditions posées par le président des États-Unis comme préalable à une négociation de paix.
    â€” Les combats ne sont pas terminés pour autant, remarqua Françoise.
    â€” Ils ne sauraient se poursuivre bien longtemps. Les désordres se multiplient en Allemagne, le gouvernement pourrait s’effondrer à tout moment. En acceptant les principes établis par le président Wilson comme un préalable à un armistice, l’ennemi indique que la paix viendra bientôt. On ne parle plus de semaines, mais de jours.
    â€” Et pendant ces jours-là, des milliers de jeunes gens se feront tuer ou estropier, murmura la mère.
    Tous les indices d’une paix prochaine faisaient naître une sourde inquiétude dans l’esprit des proches des militaires : l’être aimé serait-il parmi les dernières victimes? Curieusement, pour toutes ces personnes, tomber au dernier jour apparaissait bien plus cruel que mourir dès le premier.
    â€” … Je le sais, cela ne paraît pas sensé, mais je le pense vraiment. Même si j’ai le sentiment que Mathieu est aux prises avec de grandes difficultés, il s’en sortira finalement, glissa Thalie.
    Marie reconnut le ton étrange, celui que la jeune fille utilisait pour relater ses rencontres, en rêve, avec son père décédé. Elle avait terriblement besoin de la croire, en cet instant.
    * * *
    Quand Charles Hamelin se laissa choir sur la banquette arrière d’un taxi, Thalie dormait comme un loir depuis une heure au moins. Il somnola jusqu’à son domicile de la rue Dorion. Le chauffeur dut élever la voix pour le ramener à la conscience. La porte de la maison s’ouvrit devant lui. Élise serrait son peignoir sur sa poitrine d’une main, de l’autre elle s’empara du petit sac de cuir contenant ses instruments.
    â€” Ma pauvre, lui dit-il en entrant, tu aurais dû aller te coucher. Tu vas être épuisée.
    â€” Crois-tu que je pourrais dormir alors que je sais ce que tu affrontes?
    Elle se lova contre lui une fois la porte fermée. L’homme n’osait pas trop la toucher, certain que ses vêtements et ses mains pouvaient