La mort bleue
dâhiver.
â Quand le sort de mon frère et le sujet de mes études vous laissent un certain répit, de quoi discutez-vous?
â Que voulez-vous, nos loisirs sont peu nombreux. Déjà , du temps de votre père, votre famille alimentait les conversations. La tradition semble vouloir se maintenir.
La situation prêtait mal aux conversations aimables. Des malades se pressaient dans lâescalier donnant accès au couvent. Thalie se dépêcha de descendre quelques marches pour leur offrir son bras.
* * *
La jeune fille rentra à la maison un peu passé huit heures, après une longue journée au centre de soin. Trop silencieux, lâappartement laissait présager un orage. Après sâêtre débarrassée de son manteau et de son chapeau, elle se tint un moment dans lâembrasure de la porte du salon, murmura aux deux femmes assises chacune dans son fauteuil, un livre à la main.
â Bonsoir. Vous avez eu une bonne journée?
Françoise leva les yeux de sa lecture, puis répondit doucement :
â Bonsoir, Thalieâ¦
Elle risqua un regard en direction de son hôtesse.
â Comme je pense que vous devez parler entre vous, continua-t-elle, je vais me retirer dans ma chambre.
En sortant, ses yeux croisèrent ceux de son amie, exprimèrent un vague souhait de « Bonne chance ». Durant un instant qui parut une éternité, Marie se mura dans le silence, puis elle commença dâune voix mal assurée :
â Je suppose que tu nâas rien mangé depuis ce matin.
â Une bouchée, un peu avant midi. Après, les gens sont arrivés, nombreux.
â Alors nous pouvons tout aussi bien parler dans la salle à manger.
Thalie trouva une assiette à sa place habituelle. En entendant la porte sâouvrir, Gertrude lâavait tirée du réchaud placé au-dessus de la cuisinière au charbon. Elle se tenait debout près de la table, les mains sur les hanches, curieuse.
â Si tu veux retourner dans la cuisine, lança Marie à son intention, cela me fera plaisir. Tu entendras aussi bien, mais je serai tout de même moins intimidée pour parler à cette demoiselle.
La domestique présenta un visage impassible devant lâaffront, mais en se retirant dans la pièce voisine, elle fit claquer la porte.
â Tu fais mieux de manger tout de suite, si tu nâas rien avalé depuis plus de huit heures.
Thalie retrouva sa chaise, plaça la serviette sur ses genoux. Lâodeur de la pièce de viande eut un effet immédiat sur son estomac. Elle ne se souvenait guère dâavoir été aussi affamée. Au moment dâavaler la première bouchée, elle entendit :
â Je ne veux pas que tu retournes travailler dans ce centre.
â ⦠Je suis désolée de te décevoir.
La réplique étonna Marie, tout comme le ton, très doux.
â Tu souhaites continuer?
â Personne ne semble vouloir le comprendre, mais je nâai pas décidé dâétudier la médecine par coquetterie ou pour faire jaser dans la rue de la Fabrique. Je veux soigner les gens. Il se trouve que nous avons une épidémie sur les bras.
â Mais regarde-toi : tu es une enfant!
Ãtre de petite taille ne simplifiait pas la vie de Thalie. Tout le monde la croyait plus jeune que son âge réel. Toutefois, aux yeux de sa mère, même haute de six pieds, elle demeurerait une gamine.
â Jâai dix-huit ans tout juste. à mon âge, tu te trouvais enceinte de Mathieu, je crois.
La repartie laissa la mère songeuse. Voir la réalité sous cet angle la forçait à réviser son jugement. Sa fille poussa encore un peu son avantage :
â à huit ans, les jours où jâaidais au magasin, papa mâappelait son mousse. à douze ans, comme la majorité des fillettes de cette ville, jâaurais été capable de gagner ma vie.
à tout le moins, se souvint Marie, elle passait tous ses étés au magasin, offrant une performance comparable à celle des autres vendeuses. Oui, placée dans des circonstances plus difficiles, elle aurait pu occuper un emploi.
â Tu risques dâattraper cette maladie, plaida-t-elle. Tu as sûrement entendu la nouvelle : le fils du maire Lavigueur est décédé la nuit dernière.
â Nous pouvons tous attraper la grippe. Ce jeune homme
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