La mort bleue
corps, de la haine et de la colère mélangées aussi.
â Bien vite, toute ma vie aurait pris cette teinte, cette odeur. Elle nous tenait dans sa main, elle allait nous séparer en utilisant Eugénieâ¦
La petite fille réclamant son entrée immédiate au pensionnat, la présence dâÃlisabeth devenait immédiatement inutile. De plus, le curé de la paroisse menaçait de refuser la communion à la préceptrice de dix-huit ans si elle ne quittait pas le domicile des Picard. Il pouvait même la dénoncer du haut de la chaire pour la forcer à obtempérer.
Puis, in extremis, Alice était décédée.
â Cette nuit-là , je suis allé la voir pour tenter de la raisonner⦠tout en sachant que cela ne donnerait rien. Je ne souhaitais pas lui faire de mal, je le jure.
Le long soliloque entrecoupé de silences lui coûtait un effort infini. Elle écoutait, fascinée de découvrir sous un nouvel éclairage un pan immense de sa propre vie.
â Jâai pris lâoreillerâ¦
Avec sa seule main droite, il mimait le geste de prendre un oreiller, de le placer sur un visage. Dans la réalité, il avait dû utiliser les deux mains.
â Je nâai pas réfléchi, je nâai pas planifié. Je me trouvais là , cela paraissait le geste à faire.
Lâhomme fixait son Åil droit sur sa femme. Le gauche semblait enclin à faire preuve dâautonomie. Lentement, la vérité envahissait la conscience dâÃlisabeth. à la fin, elle souffla :
â Tu as tué Alice.
â Je me suis défendu contre sa haine, sa méchanceté. Jâavais le droit de le faire. Elle détruisait la vie de nos enfants. Tu vois combien Eugénie est devenue⦠bizarre. Elle a semé sa folie dans sa tête. Qui sait si Ãdouard nâaurait pas été sa prochaine victime.
Sa belle-fille était perturbée, impossible de le nier. Toutefois, cela tenait-il à une influence maternelle délétère? Rien ne paraissait moins sûr.
â Tu as tué ta femme.
â Câétait de la légitime défense. Elle faisait tout pour ruiner mon⦠notre existence. Tu te souviens, je voulais la placer dans un établissement spécialisé. Le docteur Couture, ce foutu imbécile, et mon frère Alfred, aussi, me mettaient des bâtons dans les roues. Nous étions condamnésâ¦
Le long discours tout juste intelligible le laissa épuisé. Ãlisabeth demeura silencieuse, assommée par la révélation. Soudainement, la mine horrifiée dâEugénie lui revint en mémoire, le jour des funérailles. Thomas avait jugé bon dâannoncer à ses enfants dès ce moment son intention de se remarier.
â Elle a dit : « Elle a tué maman », murmura la femme. Pauvre petite.
â Comment?
â Ta propre fille mâaccusait, et toi, si généreusement, tu venais à ma défense en lui interdisant de répéter ces mots horribles. Pauvre Eugénie : son intuition était fondée. Elle se trompait simplement de coupable.
Un bruit parvint depuis la porte. La sÅur hospitalière passa la tête dans lâembrasure pour demander :
â Tout va bien, jâespère.
â Oui. Nous conversons entre mari et femme, répondit Ãlisabeth dâune voix agacée.
La religieuse demeura interdite, puis répéta :
â Vous ne devez pas le fatiguer. Il a reçu les derniers sacrements, tout à lâheure.
Elle acquiesça dâun hochement de la tête, lâautre se retira. Après un long silence, Thomas implora :
â Me pardonnes-tu?
â Dieu seul peut pardonner les péchés. Surtout un péché aussi grave.
â Je me fous de Dieu. Je veux ton pardon à toi.
Son énervement apporta une pellicule de sueur malsaine sur son visage malade.
â Je ne peux pas.
â Jâai fait cela pour nous.
Elle songea à hurler pour le contredire, garda finalement le silence. Toutefois, elle recula sa chaise, suffisamment loin pour ne plus entendre ses murmures.
20
Toute la journée du dimanche, Ãlisabeth demeura dans la chambre de son époux, se limitant à prendre quelques heures de sommeil dans une minuscule pièce attenante. Normalement, elle aurait dû appeler les deux enfants au chevet de leur père, tellement lâissue
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