La mort bleue

amie?
    â€” Je le suis déjà.
    La nouvelle veuve tendit la main au-dessus de la table pour toucher celle de sa compagne.
    â€” Merci.
    * * *
    Thalie contemplait sa silhouette dans le grand miroir placé près de la salle d’essayage, au rez-de-chaussée du magasin.
    â€” C’est un peu court.
    Elle arborait une jupe de serge bleue. De chaque côté, en haut de la cuisse, trois boutons faisaient office de décoration. Le bas lui arrivait à mi-mollet. En conséquence, toute la cheville et plusieurs pouces de la jambe se trouvaient découverts. Les hasards des vents, des contre-plongées, des postures moins prudentes permettraient aux regards masculins de s’aventurer jusqu’aux genoux.
    â€” Elle tombe bien, ajouta-t-elle en faisant dos à la psyché, le cou cassé afin de voir son côté pile.
    â€” Cela condamne les bottines lacées à disparaître du marché, commenta Françoise, amusée. Maintenant, pour terminer une jolie jambe, il faudra de ravissants escarpins.
    â€” Comme ceux-là?
    Thalie regardait ses souliers de cuir noir neufs.
    â€” Si tu les prenais avec un talon haut comme cela… Des doigts, son amie montrait un espace de deux pouces.
    â€” Je paraîtrais un peu plus grande, mais je serais moins à l’aise. En conséquence, je suis condamnée à attirer les regards des hommes de petite taille ou alors de ceux qui acceptent de se pencher vers moi.
    Elle mima la jeune fille forcée d’incliner la tête vers l’arrière et de se mettre sur le bout des pieds pour faire la bise.
    â€” La blouse aussi est très bien, continua Françoise en riant de son imitation.
    Bleue aussi, d’une teinte un peu plus pâle, les pointes du col s’allongeaient un peu. L’encolure en « V » offrait aux regards un cou et un triangle de peau sur la poitrine.
    â€” De quoi affronter tous ces militaires.
    Elle passa la veste assortie à la jupe, examina encore une fois son reflet. Sa compagne glissa un ton plus bas :
    â€” Je devrais t’accompagner.
    â€” Ce qui te ferait arriver en retard à la cérémonie, un péché grave pour la fille d’un député. Moi, je suis une mécréante, cela se murmure déjà dans les chaumières.
    Thalie plaça son chapeau en paille de Java sur ses cheveux noirs. Un ruban bleu s’accordait à la teinte de ses vêtements. Le bord un peu tombant protégerait son cou et son visage des rigueurs du soleil.
    â€” Tu sais bien que j’ai le trac, à l’idée de le revoir, laissa tomber la jeune fille.
    â€” Tu t’en fais pour rien. Je connais mon grand frère. Tout se passera bien.
    Surtout, elle avait échangé de longues lettres avec lui. Il comprenait, ou à tout le moins affirmait comprendre, qu’après des mois d’absence, les sentiments changeaient forcément. De part et d’autre, ils avaient vécu des expériences susceptibles de modifier leur personnalité en profondeur. Tous les deux se retrouvaient à la case départ.
    â€” J’aurais tout de même pu t’accompagner.
    â€” Pourquoi? Je le verrai de très loin ou peut-être pas du tout.
    Des bruits de pas se firent entendre dans l’escalier. Marie apparut, déjà vêtue de ses habits du dimanche.
    â€” Nous y allons, Françoise? Cela paraîtrait un peu mal, entrer après le début de la cérémonie.
    Elle posa un regard appréciateur sur sa fille, puis commenta :
    â€” Tu feras une jolie réclame pour le magasin ALFRED.
    â€” Du genre « ALFRED habille les filles sages ».
    â€” Mais tu es une fille sage.
    L’affirmation contenait juste une pointe d’inquiétude. Thalie la rassura d’un sourire. Sa mère offrit son bras à Françoise. Elles sortirent toutes les deux. Alors qu’elles remontaient la rue de la Fabrique, la jeune fille revint sur la conversation souvent répétée au cours des derniers jours.
    â€” Je ne pourrai plus habiter chez vous, vous le comprenez bien.
    â€” Pour le moment, tu te trouves très bien dans la chambre d’Alfred. Cinq ans après sa mort, je suis heureuse de la voir reservir. Celle de Mathieu se trouve donc à la disposition de notre vétéran.
    â€” Mais si nous découvrons que nos sentiments l’un pour l’autre sont les mêmes, cohabiter sera