La mort bleue
fois tout danger de conscription écarté, les gens voulaient contempler ces vainqueurs, se répéter avec délectation les faits dâarmes de la « race ». Le mythe du Canadien français héritier du courage des héros de Carillon, un soldat forçant lâadmiration des Allemands, se forgeait déjà .
La longue colonne dâuniformes kaki se mit en branle. Dans la rue Saint-Joseph, elle passa sous un arc de triomphe construit en carton-pâte et orné de sapinage. Aux Union Jack nombreux sâajoutaient des drapeaux tricolores et des Carillon-Sacré-CÅur. Le 22 e bataillon emprunta la rue de la Couronne vers le sud, puis la côte dâAbraham. Sortis de la messe depuis peu ou alors sur le point dây aller, les Québécois des deux sexes multipliaient les ovations.
Le bataillon devait emprunter les rues Saint-Jean et de la Fabrique. Plutôt que de lui emboîter le pas, Thalie préféra gravir lâun des quelques escaliers abrupts conduisant à la Haute-Ville, puis parcourir des artères secondaires. Un peu essoufflée, elle prit place dans le banc déjà occupé par sa mère et son amie. Toutes les trois virent entrer les militaires. Ceux-ci se tinrent au garde-à -vous dans lâallée centrale et les allées latérales.
De sa place, Marie apercevait son fils, grand, large dâépaules, bien droit, les yeux fixés devant lui, son képi placé sous son bras droit. Les hommes de troupe au garde-à -vous portaient leur fusil sur lâépaule.
â Comme il a lâair fatigué, chuchota-t-elle.
â Il va bien, je tâassure. Jâai échangé quelques mots avec lui.
La messe commença tout de suite, car le programme de la journée serait interminable pour ces hommes déjà lourdement éprouvés. Le chanoine Laflamme, curé de la cathédrale, officiait. La moitié des paroissiens nâécoutaient rien, les yeux braqués sur un être cher en uniforme. Les autres, au moment du sermon, purent savourer un beau passage de la prose ecclésiastique :
â La page de gloire qui a été écrite par notre 22 e sera immortelle. Ce feuillet dâépopée sâinsère de lui-même dans notre Livre dâhistoire . Courcelette et Vimy feront belle figure aux côtés du Long-Sault et de Carillon.
Thalie comptait parmi les personnes gardant les yeux rivés sur les militaires. Elle remarqua les épaules de son frère se raidir au moment du refrain nationaliste.
â ⦠Nos soldats canadiens-français ont hautement défendu notre réputation nationale et le drapeau britannique qui protège nos droits et nos libertés; ils ont, du même coup, défendu et soutenu, contre le péril commun, la France qui nous a donné le jour, la France, notre sentinelle avancée, la première exposée aux portes de notre Occident. Par leur bravoure, leurs actions dâéclat, et dans cette Grande Guerre à laquelle nous avons été, par eux et leurs frères, intimement liés, notre histoire se trouvera agrandie et élevée. Et câest pourquoi il faut crier dâun seul cÅur : Vive à jamais le 22 e bataillon canadien-français!
Plusieurs de ces hommes devaient avoir un haut-le-cÅur en entendant les porteurs de soutane reprendre à leur compte la rhétorique des campagnes de recrutement. La cérémonie sâacheva bientôt, la cathédrale résonna du Te Deum , ce chant de gloire au Seigneur.
Te Deum, laudamus,
te Dominum confitemur.
Te æternum patrem,
omnis terra veneratur .
Les militaires sortirent les premiers pour reformer les rangs. Ils devaient se rendre au pied du monument Champlain pour recevoir le drapeau de la cité, puis dans la cour du Manège militaire afin dâentendre les discours de bienvenue des autorités politiques.
Ces prochains épisodes se dérouleraient sous une pluie battante.
â Moi qui voulais les suivre, murmura Thalie debout sur le parvis, en regardant le ciel menaçant.
â Tu ne vas pas risquer la grippe pour entendre des discours stupides dont le texte se trouvera demain dans tous les journaux, remarqua Marie.
Elle vivait comme un affront personnel de voir les militaires sâengager dans la rue Desjardins. Leur imposer ces péroraisons ronflantes, après des années de souffrance, lui semblait être le
Weitere Kostenlose Bücher