La mort bleue
venue. Le coin supérieur gauche portait les armes de lâUniversité McGill.
Thalie déchira le revers du bout de son pouce, sortit la feuille de papier dâun blanc immaculé, parcourut les premiers mots tapés à la machine. Dear Miss Picard⦠La suite se mêla un peu sous ses yeux, elle recommença à lire la phrase afin dâêtre bien certaine.
â Je suis admise, articula-t-elle bientôt dâune voix émue.
Le « Oh! » joyeux de Françoise ne fut suivi dâaucune félicitation. Elle tourna son regard vers Marie, soucieuse dâadapter sa réaction à celle de la femme qui, depuis le mois de septembre précédent, était devenue sa patronne et son hôtesse. La mère gomma bien vite de son visage une petite pointe de déception, retrouva son sourire des meilleurs jours pour commenter :
â Je te félicite de tout mon cÅur. Tu as tellement mis dâefforts dans tes études⦠Tu le mérites pleinement.
Elle ouvrit les bras, la grande fille sây précipita, se laissa enserrer étroitement, le visage enfoui dans les cheveux noirs et ondulés. Le « Merci » sâétouffa dans sa gorge. Son amie la félicita à son tour, soulignant ses bons mots dâun long câlin. Devant les clientes curieuses, la commerçante expliqua, le ton empreint de fierté bien sûr, mais aussi dâun peu de tristesse :
â Ma fille vient dâêtre admise à lâUniversité McGill. Elle commencera lâautomne prochain.
Les quelques femmes demeurèrent silencieuses. La situation se révélait si nouvelle quâaucune formule de politesse ne paraissait adaptée à celle-ci.
â Elle souhaite devenir médecin, continua la propriétaire des lieux.
La précision ne diminua en rien leur malaise, bien au contraire. Ces consommatrices trouvaient pareille ambition bien présomptueuse. Avant lâheure du souper, dans tous les commerces de la rue de la Fabrique, les commentaires iraient bon train : Thalie se révélait tout aussi fantasque que son père. Pensez donc, vouloir exercer une profession dâhomme!
* * *
Lâadmission à McGill méritait une petite célébration. Le lendemain, un samedi, en fin dâaprès-midi, Thalie tendit le bras à son amie tout en affirmant :
â Tu as assez travaillé, tu mérites une pause.
â Le magasin ne fermera que dans deux heures.
â Mais maman pourra bien se passer de nous. à lâautre extrémité de la grande pièce, Marie leur adressa un signe de la main, afin de leur donner congé. Françoise acquiesça, chercha son chapeau et ses gants dans la pièce de repos, au fond de la boutique. Un instant plus tard, sur le trottoir, elle remarqua :
â Les militaires paraissent de plus en plus nombreux dans nos rues.
â Depuis que toutes les exemptions ont été annulées, des centaines de jeunes gens se trouvent appelés sous les drapeaux. Ce sera encore pire dans quelques semaines.
â Comment cela?
â Dans tous les séminaires et les collèges de la province, des finissants assisteront à la distribution des prix de fin dâannée avec leur convocation au fond de leur poche. Ils se regrouperont au camp Valcartier pendant les derniers jours de juin.
Les nouveaux diplômés du cours classique, tout comme les étudiants de lâUniversité Laval, appartenaient au groupe dââge, de vingt à vingt-trois ans, dont on avait révoqué les exemptions. Les vÅux des directeurs dâétablissement aux finissants comprenaient habituellement des promesses de carrières bien remplies. Cette année, ils prendraient des accents pathétiques; les mots « devoir », « courage » et même « sacrifice ultime » sây mêleraient.
â Les nouveaux conscrits seront donc particulièrement nombreux dans un mois, conclut Thalie.
Les deux jeunes femmes, bras dessus, bras dessous, traversèrent la petite place en diagonale afin de rejoindre la rue Buade. Un instant plus tard, elles débouchaient devant le Château Frontenac . Lâimmense hôtel, le plus majestueux de la ville, bourdonnait dâactivité. Là aussi, les hommes en uniforme se révélaient envahissants. Leur présence compensait un peu la raréfaction des touristes venus
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